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Relire Bouvier

Bouvier du Vide et du Plein.

“Nous vivions alors dans un temple sévère et superbe que nous partagions avec un potier australien, quelques mille-pattes géants, une grande couleuvre centenaire et des araignées aux mœurs paisibles mais qui sortaient tout droit de la science-fiction. Frondaisons merveilleuses, cigales, et les clochettes et sutras de l'office des morts chaque matin dans les cimetières voisins. Pivoines et bambous. Thomas chassant les papillons avec une filoche entre les tombes. Éliane attendant son enfant et peignant lorsque cette grossesse abominable lui en laissait le courage et le temps. Moi vagabondant à pied dans les campagnes du Kansai en longeant les rivières pour pouvoir m'y tremper quand le sang commençait à bouillir. On a traversé ainsi l'été le plus chaud du siècle. Vous auriez dû voir la ville : un paysage de petits boutiquiers étendus comme des morts sur le pavé pour tirer de la pierre la première fraîcheur du soir, et d'ouvriers endormis la joue sur leur éventail. Une torpeur collective qui a duré deux mois. Faillites nombreuses, nombreux suicides.

Cette ville – une des dix au monde où il vaut la peine d'avoir vécu – a pour moi, malgré sa douceur, quelque chose de maléfique. Austère, élégante, mais spectrale. On ne serait pas trop surpris au réveil de ne plus la retrouver du tout.”


“Nous vivions alors dans un temple sévère et superbe que nous partagions avec un potier australien …”


Je crains que M ne soit plus de ce monde. Aux dernières nouvelles, la dernière rencontre, elle habitait au bord de l’eau en face de Manhattan et prenait le navire pour aller dans l’ultra-urbain. C’est elle qui m’avait évoqué en quelques traits, à la Bouvier, une adolescence bohème kyotoïte, étés torrides, vie de quasi-loft dans un temple, yukatas sur peaux humides, longue chevelure blonde paille avec un visage rose, des yeux bleus, sueur perlée au front, affalée sur les tatamis odorant ancien, ventilateur toujours poussif. Elle m’avait tracé en deux ou trois autres traits la venue d’un Japonais qui s’était enfui littéralement à la vue de cette spectrale jeune fille blonde aux yeux bleue en yukata mal ceint, vision érotique et fantomatique. Ça l’avait fait rire de se remémorer la scène dont elle n’imaginait pas le pouvoir d’ancrage dans ma mémoire.


“quelques mille-pattes géants, une grande couleuvre centenaire et des araignées aux mœurs paisibles mais qui sortaient tout droit de la science-fiction”


Science-fiction. Ce n’est pas heureux à mon goût, mais c’est l’époque qui veut cela certainement. La rencontre inopinée avec des insectes d’épouvante mais sans conséquences néfastes, contrairement à l’Australie du potier, est une expérience commune du Japon estival provincial.


“Frondaisons merveilleuses, cigales, et les clochettes et sutras de l'office des morts chaque matin dans les cimetières voisins. Pivoines et bambous.”


Absence commune des odeurs associées, exsudations végétales, encens, fleurs au bord de l’évanouissement.


“Thomas chassant les papillons avec une filoche entre les tombes. Éliane attendant son enfant et peignant lorsque cette grossesse abominable lui en laissait le courage et le temps.”


Le filet à papillon, les morts et les naissants à venir, le cimetière banalisé par son usage comme lieu de passage et de jeux.


“Moi vagabondant à pied dans les campagnes du Kansai en longeant les rivières pour pouvoir m'y tremper quand le sang commençait à bouillir. On a traversé ainsi l'été le plus chaud du siècle. “


Plus chaud depuis.


“Vous auriez dû voir la ville : un paysage de petits boutiquiers étendus comme des morts sur le pavé pour tirer de la pierre la première fraîcheur du soir, et d'ouvriers endormis la joue sur leur éventail. ” 


Rareté de la pierre, surface osmotique d’échanges calorifiques. Les petits boutiquiers qui font encore quartiers. L’éventail, comme le Mouli-légumes Moulinex, qui marche sans pile et est incomparablement plus efficace que toutes les hélices.


“Une torpeur collective qui a duré deux mois. Faillites nombreuses, nombreux suicides.”


Auteur lucide. Bouvier écrivain de l’expérience de la vie ordinaire et scènes factoraphiques. Ecriture sans descendance, ni parcours circulaire sur la Yamanoté parce que ton interprète-accompagnatrice t’a lâché et que la peur du vide t’a repris, ni refuge dans un café familier. C’était trop tôt pour celui-ci.


A opposer à cette infection marchande qui vient de tomber dans la boîte aux mails :


“Bouillonnante, trépidante, électrique… Tokyo fascine, impressionne, déroute. En constante évolution, la tentaculaire capitale japonaise est source d’exploration infinie. Entre rues bordées de néons, gratte-ciels culminants, temples, sanctuaires et jardins traditionnels, Tokyo rassemble un choix exceptionnel et unique de choses à faire, à manger et à boire.”


A 38 ressenties 43, ça bout, sans la trépidation figure imposée de l’impensé. Dommage que la tentaculaire tentacule n’étrangle pas ces gloseurs redondants. 


“Cette ville – une des dix au monde où il vaut la peine d'avoir vécu – a pour moi, malgré sa douceur, quelque chose de maléfique. Austère, élégante, mais spectrale. ”


Reçu cinq sur cinq. C’est spectral Kyoto une fois s’être enfui de la gare, et de bien choisir ses heures. Et c’est ce spectral qui demeure, et me donne envie d’y retourner.


Le spectral suinte dans l’intimité féminine de Geisha de Liza Dalby, un peu trop éditée sans doute par l’éditrice qui a aidé à rendre le texte peu anthropologique, plus vendable. Incendie à Pontocho, geisha morte asphyxiée. Fiction inutile.


####King Blend


Plus de King Blend, que je n’avais jamais remarqué, et qui sent son opportunité de vidange de stock à Dream Coffee. La dame âgée à gauche sur la photo est une habituée parmi les habituées. Elle circule toujours avec une valise à roulette. Bien mise, en mode bohème précaire de 70 ans passée. Habite-t-elle un quatre tatamis et demie? Le vide et le plein du café est remarquable en cette avant-dernière journée. On passe de Dream Coffee à presque pour soi seul, à l’arrivée en trombe de personnes surtout âgées, des qui savent, des qui découvrent. Un homme au comptoir dit “shokku!”, qui est un discours tautologique complet et suffisant donc. La dame âgée bohème, un quelque chose des années 60-70 avec beaucoup d’attentions aux détails est sur le point de sortir. Elle s’adresse au groupe qui est entré en trombe. Leur dit qu’elle reviendra demain pour un dernier café. Où va-t-elle aller désormais? Et les autres, vus et côtoyés dans le silence qui permet de perfectionner l’observation.


Il faut vraiment mettre en parallèle Pérec qui n’évoque pas les voyages, et le Bouvier des carnets. Il y a un quelque chose de commun, des traits en tout cas. 


Le suppositoire médiatique du retour à la normal, forcé dans la gorge parce qu’il faut que cela passe par n’importe où pour soi-même ânonner la mantra gramophonique voudrait que j’ignore comment le formalisme de l’interaction marchande à Kotobukido à Ningyocho est passé à une autre normalité, moins enjôleuse. Avant le covid, debout devant le comptoir austère en bois neutre, bois normalement bois d’avant Muji, s’insérait la coutume de recevoir un thé chaud ou froid selon la saison en attendant que la commande de choses sucrées soit prête, c’est à dire trop rapidement pour siroter à loisir le breuvage, surtout le chaud très chaud, et regarder avec une ostentation retenue en laisse, regarder sans plus que cela donc mais les pupilles éclatées, le fond de commerce plaqué bois, rempli de boîtes et plateaux, ce paysage sec, à la nécessaire sécheresse pour contrôler un tant soi peu autrefois l’humidité de l’été, le trop sec de l’hiver d’avant la clim. Suite au covid donc, l’offre non-négociable puisque de rigueur d’une tasse ou d’un verre de thé à disparu, et les vendeuses gardent perpétuellement le masque. Cela sent la cannelle, donc l’Inde via le Portugal peut-être. Ou peut-être que non.


####Grand déplacement


Sur le grand remplacement de Dream Coffee, c’est Ningyocho qui me semble l’élu très probable. Matsumura, la boulangerie avec son coin café et son fond sonore jazz m’est l’alternative la moins choquante, la plus en phase. Aussi, bien plus riche d’un environnement boutiquier avec des touches de Kyoto qu’Ikébukuro n’a absolument pas. Le gamin, le fils des boulangers qui revient de l’école, la présence de petits enfants avec maman tranchent d’avec Ikébukuro adulte. On ne voyait pas d’enfants à Dream Coffee même si les gamins de retour de l’école mais certainement allant vers le métro passaient tous les jours de la semaine devant la vitrine. A Ningyocho, les gamins et les gamines passent accompagnés ou seuls en direction de la maison que l’on sent proche. Les ruelles adjancentes en retrait, particulièrement sur le front ouest, cousent un trousseau ténu de quartier encore dominé et c’est tant mieux par les boutiques qui font son cachet singulier, quelques habitations à bas étages, quelques immeubles surprenant de hauteur excédant les six étages, mais encore assez - sauf l’affreuse tour résidentielle proche - oubliables dans le regard, tant de nombreux pas de portes de commerces indépendants qui accrochent le regards, sémiotique de la captation. Kotobukido marchand de wagashi, histoire de s’éviter le terme pâtisserie qui dégouline de crème anglaise sans rapport, en est un bel exemple. Matsumura a plus de cent ans ce qui en fait un ancêtre. 


Sur Ikébukuro, restent des angles, des approches incontournables de tension urbaine. Je pense en particulier et à brûle pourpoint de la mémoire géographique immédiate à :

- Le terre-plein de la sortie nord-est avec le tunnel piéton au plafond un brin trop bas et inquiétant qui fait la jonction avec l’autre petit terre-plein louche et très passant de la sortie nord-ouest, sa concentration de commerces chinois surtout en étage, sa prostitution proche. 

- Le rarement traversé moignon graveleux nord-est autour du théâtre de strip-tease Shin-Bungeiza. il se trouve un café “Rétro. Café goût de carton. Fumeur. BGM jazz. Petit. Viser la table du fond.” au sujet duquel Big Brother Google Maps me dit que j’y étais il y a deux ans. Trop rétro mais certes sans spectacle. Trop calme surtout, dévitalisé.

- Sur le flanc nord-ouest, les très évitables cafés Hakushaku et de Paris, mais ce bout de rue Mizuki a un quelque chose de tactilement seyant. 

- Même le terre-plein avec un bout de Tobu et l’accès en sous-sol de la gare offre encore une ambiance attrayante qui mériterait de s’y attarder.


Et j’en passe, car il ne s’agit plus que d’y passer justement. S’y ancrer est devenu hors-sujet.