Accéder au contenu principal

Familiarité et routines

Document historique : avis de cessation d’activité. Dream Coffee. Ikébukuro.


Mentalement au moins, le projet de cataloguer les destinations familières d’autres que soi et des routines hédonistes qui ne se limitent pas aux nourritures est en bonne voie. Les indices et événements s’accumulent qui soulignent le bien fondé du système, événements-coïncidences heureux ou tout à l’opposé. 


La fermeture d’une enseigne générique ne provoque pas ces atermoiements.


La familiarité ici n’est pas tant une conséquence de pratiques répétées qu’une volonté d’aller consciemment vers des expériences d’ancrage à destination, même si en passant brièvement sur les lieux. La ville, son centre nodal de flux, s’est tellement développée en mode similaire que la proposition psychogéographique, la dérive, ne fait plus sens. La magna carta Google Maps hélas incontournable qui est une carte à visées strictement hyperconsumériste est à détourner dans ses usages personnels pour affiner le sens de la prémonition d’adéquation des lieux à destination. Il existe une signature visuelle des lieux reconnaissable par la pratique, qui pourrait dans une certaine limite être explicitée pour qui vient de loin et ne connaît pas. Les photos mauvaises exposant la banalité des lieux, photos prises et affichées par les usagers, sont précieuses justement dans leur banalité pour contrecarrer le visuel clinquant officiel imposé par le marchand, mais tout autant par les instances urbaines pour ce qui est des parcs, squares locaux gris ou seulement quelconques de quartiers hors radar. 


Une remarque sur la ville japonaise au moins, et Tokyo fonctionne très exactement de la sorte aussi, est que l’on affaire à une sorte d’antithèse de Paris, par exemple. Tout a commencé avec l’observation de cartes de disposition des commerces dans un rapport de l’Atelier Parisien d’Urbanisme. On y voit des continuités possibles où passer d’un quartier à l’autre en marchant peut se traduire par un égrainement à densité commerciale variable mais non-stop de pas de portes de catégories diverses, commerces indépendants, enseignes, bureaux et services avec vitrines, et finalement peu de sections totalement vouées au résidentiel, à condition de ben choisir. Ici, on à affaire à des noeuds avec des finitudes souvent brusques où l’on passe sans presque aucune transition de la ville marchande à la ville résidentielle. Même l’avenue de Ginza fonctionne de cette manière. Ce n’est pas un continuum mais un recroquevillement quand bien même le tronçon central et son clinquant glacial d’enseignes globales tentent de faire croire qu’il s’agit de la nature et signature même  de la ville. 


Enfiler des quartiers à travers un continuum de pas de portes commerciaux, de l’épicier à l’agence bancaire n’est pas une expérience urbaine japonaise.


La similitude des pas de porte me fatigue, dès lors même qu’observée sur Google Maps. Il n’est même plus besoin d’y aller voir pour savoir.


Koenji en plus recroquevillée est parfaitement identique à Ginza, mais heureusement encore très aimable, et donc, totalement différent de Ginza.


Quartier aimable : qui expose des facteurs et possède la capacité à être aimé. 


Quelle que soit la rue abordée à partir de la gare, on va vers une finitude franche, une évaporation assez soudaine du continuum de pas de portes, une dépression du bien être visuel du flux marchand crée par la marche routinière qui permet de percevoir tout, vaguement - et ce vaguement est d’autant plus agréable que la concentration de commerces indépendants et maisons de traditions dépasse celle des enseignes de chaînes - tout en étant plongé mais pas tout à fait dans ses pensées, et ainsi éviter le trop plein d’invites à consommer. La marche routinière est une marche affairée même sous ses airs parfois, hors les heures de pointe, de nonchalance. Elle est surtout l’opposé de la marche touristique particulièrement fatigante parce qu’elle veut tout voir et s’épuise à ce jeu là. Le lèche-vitrine use vite.  

Livre de condoléances et de lamentations. Dream Coffee. Ikébukuro.


Cette finitude dans une ville épuisée de drainage de population sur des décennies comme Wakayama l’autre jour est violente et immédiate. D’un seul coup, c’est fini, vide, rues-routes comme une mâchoire édentée avec des parcelles démolies entre deux bâtiments aux rideaux fermés. Hallucinant grand magasin Kintetsu sur le côté de la station, hallucination olfactive au rez-de chaussée cosmétique parfumerie, cette odeur globalisée, où le staff sur les stands s’affaire comme si à Mitsukoshi à Tokyo, à la différence près qu’il n’y a personne. On trouve même une boutique Vuitton, fierté d’édile régionale mentalement hors-sol. 


Wakayama-ville est bien d’ailleurs une sorte de péri-urbain du péri-urbain d’Osaka. Il suffit d’observer une carte pour comprendre cet effet d’aspiration de la grande ville qui porte loin, qui projette parfois des métastases qui laissent songeur - la carte marchande permet cela, de suivre l’évolution de territoires à distance - comme à Tanabé au sortir de la gare où ont poussé bars et coffeeshops cool génériques et restaurants tendances accessibles même d’Osaka grâce au réseau routier de bord de mer. Et une flopée de hostels. A quelques centaines de mètres à peine en direction des terres, donc des collines ardues, se déploient encore les vergers d’agrumes pour un temps, territoire majoritaire mais comme d’un autre âge. 


L’hypothèse ici est que pour simuler une familiarité à destination, on peut tenter par exemple de mettre ses pas dans ceux des locaux et naviguer l’espace en calquant son rythme de croisière sur le mode local. J’ai expérimenté cela plusieurs fois, avec acuité et volontarisme, à Manhattan ou dans la rue Augusta à Lisbonne. La preuve de la validité de cette approche pour soi en tout cas est que le souvenir de ces expériences perdure. 


Une autre expérience est de prendre le tram, de prendre impérativement le tram quand tram il y a, à New Orleans, à Kochi, à Nagasaki, à Tokyo, en bordure de Paris. Un métro aérien est aussi un bon plan quand le choix est offert. Envie de Berlin rien que pour cela, U-Bahn plutôt que kebabs. La familiarité pour éclore et devenir une expérience à destination a moins besoin d’observation aigüe des alentours, sauf pour des raisons de sécurité, que de pratiquer le mélange conscient du flux de ses pensées avec le flux visuel et sonore alentour. On mixe soi-même ces ingrédients. On fait son cocktail. On peut ajouter y aussi l’olfactif. Le tram, sa poétique, fonctionne particulièrement bien dans cet objectif. La voiture ne fonctionne pas. Du tout. Le bus très peu. 


####Simuler des routines d’ancrage

Zoom.


Il s’agit bien de cela : simuler des routines, tout en sachant pertinemment qu’à destination, c’est la rencontre qui résout tout, à commencer par le sentiment de solitude exacerbé par l’absence ou le défaut de découverte de lieux d’ancrage temporaires qui collent avec ses préférences. 


Mettre ses pas à destination des routines un brin hédoniste des autres. L’hédonisme des lieux. 


La catastrophe de la fermeture de Dream Coffee est un modèle de réflexion sur les conséquences de la disparition de lieux de routines d’ancrage. 


Penser à lister des lieux d’ancrage qui ne soient pas marchands. 


Où s’asseoir à Tokyo est de ce point de vue une tactique de détournement du tout commerce. 


####Epuisements


Trouvé ceci de 2011 : Exercice de fascination au milieu de la foule, court métrage de 2011.


Synopsis

Tokyo, le quartier de Shibuya, une ville dans la ville. La foule, les écrans géants, le croisement de plusieurs avenues, la circulation. Au milieu de ce chaos organisé, les Shibuya Gals, de jeunes filles timides au look extravagant. Un portrait chorégraphique du quartier et de ses figures.


Une présentation trouvée ailleurs : 


“Exercice de fascination au milieu de la foule, (Aurora films, co-réalisation Bertrand Schefer, 2010) tourné à Tokyo, récit de l’expérience inédite de rester des journées entières au même endroit pendant trois semaines, postés au carrefour de Shibuya. Visages qui défilent, passants qu’on finit par reconnaître, ballet incessant, incompréhensible et rythmé : une sorte de Tentative d’épuisement d’un lieu tokyoïte.”


Analyse :


L’expérience est inédite, mais l’expérience de quoi? Pérec n’était pas dans la fascination. Le passage de la foule est de l’ordre de la routine urbaine quotidienne du quartier, sauf en pleine nuit où tout ceci est très clairsemé. Le passage de la foule est donc de l’ordre de l’infra-ordinaire de ce territoire là.


 Usage de “fascination” dans le titre : mérite - 1 et une colle après les cours.


Exercice de fascination : s’agit-il d’onanisme post-andropause, donc voué à l’échec? Une auto-observation/analyse de cette fascination, à commencer par le choix du terme, aurait été autrement plus … avant-gardiste, plutôt que fétichiste. 


Visages qui défilent : à la station Châtelet aussi.

Passants qu’on finit par reconnaître : à la station République aussi.

Ballet incessant : sauf quand tu dormais.

Incompréhensible : pour comprendre les flux sur un lieu de transition piétonne importante, il faut certainement être post-doc.

Une sorte de “Tentative d’épuisement d’un lieu tokyoïte” : justement pas.

Le chaos organisé : c’est le cuisinier entrepreneur Yotam Ottolenghi je crois qui avait fait le poseur style “Tokyo is my backyard” dans un article paru dans The Economist où il utilisait l’exact même terme “chaos” pour décrire son arrivée de super héros débarquant près de Yurakucho à proximité du pont au-dessus duquel passent les trains de la JR, où le seul élément de chaos qu’il y a est le niveau sonore assourdissant. J’avais mis un commentaire : “There is no chaos in Tokyo.” Quelqu’un avait approuvé.


Les Shibuya Gals, de jeunes filles timides au look extravagant : tu crois qu’il faut être timide pour porter des tenues extravagantes? Demande à ta fille pour voir.


Manque un truc : le quartier de Shibuya, une ville dans la ville.


Noeuds urbains, c’est de noeuds urbains dont il s’agit. Il ne faut pas marcher très loin du centre de la baignoire pour être ailleurs.


On reprend :


Synopsis

Tokyo, le quartier de Shibuya, une ville dans la ville. La foule, les écrans géants, le croisement de plusieurs avenues, la circulation. Au milieu de ce chaos organisé, les Shibuya Gals, de jeunes filles timides au look extravagant. Un portrait chorégraphique du quartier et de ses figures.


On adapte :


Synopsis

Tokyo, le quartier de Minowabashi-Minami-Senju, un village dans la ville. La foule très clairsemée de personnes surtout âgées, les rideaux de fer baissés sur la moitié du parcours de la galerie couverte marchande Joyful, le croisement de deux avenues qu’à ce niveau on entend plus du tout, la circulation des vélos au ralenti. Au milieu de cette dépression historique, les dames âgées du quartier mais encore vaillantes, pas timides pour un sous, s’éclatent parfois dès le matin dans des salles de karaoké en sous-sol à côté de la boulangerie Poésie qui va bientôt disparaître. Un portrait arthritique du quartier et de ses figures évanescentes.


A Machiya, je passe à la boutique de sucrerie et de sembeï. Etrangement pour un vendredi, rien sur les étals dehors. A l’intérieur, la dame très visiblement épuisée et déprimée me dit seulement que la prochaine fournée de sembeï est prévue pour dimanche prochain. Son mari n’est pas en vue. Je crains le pire inévitable. Ces temps-ci, ça ferme partout.