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Qui est le numéro 3?





N’en peut plus mais. Au point qu’une commande de toast se voit attribuer un numéro, dans le meilleur des cas. On m’annonce navré, avec cette expression de douleur théâtrale générique surjouée et ce sans aucun apprentissage, que les commandes sont stoppées dans l’immédiat. Ce qui n’est pas une déception, étant donné que ce qui compte n’est pas un toast, même un dernier, mais d’y être. Même le café est tiède ces derniers jours, mais tout est pardonné. 


Et puis plus tard a lieu une scènette jamais vue jusqu’alors, de l’ordre de l’improvisation totale, quand une dame du staff demande à la volée portant d’une main une assiette de toast aux oeufs: “Qui est le numéro trois?”. Elle regarde inquiète autour d’elle, retourne au comptoir, repart en chasse et demande ainsi plusieurs fois le numéro trois qui ne réagit pas. Dans l’établissement soudain comme plus étroit en conséquence de cette annonce générale, se crée soudain une sorte d’intimité communale exceptionnelle, personne n’ignorant l’appel, tous devenant brièvement silencieux et aux aguets. 


Le numéro 3! Le numéro 3!


Elle revient à la charge en vain, puis quelques secondes plus tard annonce à la volée qu’un toast aux oeufs est disponible à qui le veut. Ce n’est pas précipitation mais un jeune homme lève clairement la main au bout de trois secondes et se retrouve ainsi l’heureux bénéficiaire du mystérieux numéro trois qui lui, ou elle, a quitté entre temps les lieux, sans doute excédé par l’attente. 


Le patron en ajoute à la volée en disant à tu-tête que lui non plus ne serait par contre recevoir un toast aux oeufs. 


Le lendemain, il aura remis une casquette.


La solution trouvée pour ce toast numéro trois brièvement orphelin marque la fin du petit incident et chacun, et tout le monde retourne maintenant à ses conversations, ses silences, ses pensées, ses regards vers une myriades d’angles possibles, angles d’évitements d’autres regards, de rêvassements, angles à soi, personnels et très intimes, angles en dialogue comme des miroirs, avec parfois ces regards brièvement croisés, ou ses propres regards plongés dans une lecture.


Lire-exposer Ecriture et expérience de la vie ordinaire de Maryline Heck chez l’éditeur La lettre volée sied parfaitement au cadre de Dream Coffee, à ce moment précis. Ni fleurs, ni couronnes, juste un livre bien mieux qu’une épitaphe. 


K a fait le sherpa et me l’a rapporté de France. L’éditeur étant belge ne bénéficie pas du tarif produits culturels - pauvre Belgique - et j’avais du passer par Amazon France pour une livraison domestique, le coût d’acheminement au Japon étant maintenant au bas mot le quadruple du tarif produit culturel.


C’est une synthèse, qui aide à faire une synthèse soi-même. Si si, on se fout du roman. L’écriture à modalités, à protocoles, à systèmes n’intègre pas explicitement le lieu comme condition exclusive. Et donc, la tentative d’épuisement d’un lieu parisien s’applique tout autant à la tentative d’épuisement d’un lieu tokyoïte, marseillais ou de Cape Town. On se demande, je me demande, il faut se demander, demandons-nous, demandez-vous les pourquois probables de l’absence d’écritures du réel quand ailleurs, de passage ou ailleurs à vie.


Vraiment ça me trouble ce qu’elle m’a dit l’autre fois : on s’imaginerait bien tenter (=vivre) le Japon. On a fait le tour de notre région.


Moi, je n’ai toujours pas fait le tour de la cour de récrée.



A Kagurazaka à la pâtisserie traditionnelle japonaise où la patronne et - je crois son fils disent bonjour joyeusement et bruyamment, on ne compte plus les couples binationaux, lui parlant parfaitement japonais. Parler japonais, mandarin et toutes ces choses bizarres est devenu d’une extrême banalité. La veille à proximité, j’ai vu un jeune barbu traverser la chaussée en trombe, en parfaite tenue haute bourgeoisie du 7e, ce manteau beige brun ouvert sur jean. Si la température n’avait pas été celle d’aujourd’hui où l’on est passé en une nuit du printemps à l’hiver, il aurait eu une écharpe bleu un peu écossaise au cou, comme quand on traverse la rue de Bucci.


Et alors? C’est à chier d’ennui, mais il y a la lecture et les discussions littéraires, pas assez, pour contrer l’ennui qui n’est pas l’ennui de l’enfance, vrai, profond et nature. Non, à chier de prévisible, tout comme le mal-habillé générique des gens qui longent ou traversent la voie d’un tram à Amsterdam vus sur l’écran, anoraks et doudounes noires ou en tout cas sombres. On est mochement habillé, on est salement illuminé. 


“Respirer normalement l’air confiné de la station où traîne un relent d’œuf pas frais, sous la lumière d’un blanc démocratique pour ce qui est de donner à tous une petite mine.”


La jeune artiste

Mréjen, Valérie


Le métro à Tokyo quelle que soient les lignes ne diffusent pas d’odeurs d’oeufs pas frais, ni d’urine.


Langui de Gion


K qui a souffert d’ostracisme régional durant six ans à Kyoto a bien des difficultés à pointer quelque chose de nourrissant qui se distingue sur place, avant que de citer la cuisine de tortue, et aussi celle de bouillon de poulet aux navets locaux, du mitonné donc. 


J’avais compris par l’usage mais un peu tard que la folie de S pouvait être contenue à condition de ne pas la rencontrer seule, à condition d’être au moins trois, condition pour que son enthousiasme, son esprit, sa vivacité, son humour feu d’artifice déborde, monopolise la discussion qui lui était son miroir. Gloire à ses petites histoires garces et grosses vacheries au sujet de Kyotoïtes en vue ou cachés, son égo surdimensionné, ses mensonges parfaits au point qu’elle y croyait elle-même, la sureté de ses choix culinaires à éviter, bref son génie narratif.


Il m’est impossible d’envisager un voyage pour soi hors que de rencontres à destinations. Mais en attendant l’occasion, je languis d’une vie passée à Gion le soir.


En ce qui concerne le terrain, on va le circonscrire de la manière suivante, droit dans ses bottes de carte d’état major. Au nord à l’horizontal, l’avenue Arashiyama-Gion aussi dite avenue Shijo (Google Maps pas foutu d’afficher ce nom au lieu de la moche “route municipale 186”). On prendra l’angle de la rue Hanamikoji comme repère d’angle. Cap au sud et on égraine les horizontales :


- ruelle Yayoi-koji 弥生小路

- ruelle Nan-en-koji 南園小路

-  ruelle Hatsune-koji 初音小路 qui s’arrête net sur la transversale Nishi-Matsutake-koji 西松竹小路 celle-ci reliant la Nan-en-koji à la Aoyanagi-koji 青柳小路

- ruelle Aoyanagi-koji déjà citée donc

- le goulet Kosode-koji 小袖小路 qui forme un L inversé pour déboucher sur la ruelle Aoyanagi-koji. 


Pour reprendre et compléter les verticales, on a donc d’ouest en est :

- ruelle Hanami-koji 花見小路

- ruelle Nishi-Matsutake-koji 西松竹小路

- ruelle Higashi-Matsutake-koji 東松竹小路

- ruelle Gorikuzen-tori (orikuzen?) 御陸前通


Ce n’est pas complet, mais c’est déjà bien. C’est sans compter les abords au nord de l’avenue Shijo vers le canal.


La question est, où écrire à Gion? Pas à agnès b. Gion café, non. Un peu de tenue. Mais où donc alors?


A Amsterdam, je prends au hasard ce secteur qui englobe au nord Spui, Voetboogstraat à l’ouest en verticale, puis successivement vers l’est, Laverstraat et Rokin. 


Mieux peut-être car avec une perpendiculaire choisir ces ruelles-ci :

- Zwartlakensteeg

- Sint Annenstraat

- Dollebegjinnensteeg

- Trompettersteeg

- Sint Annendwarsstraat

- et Oudekerkesplein

- avec Oudezijds Vooburgwal 

pour à peu près emballer le tout.


Où écrire dans le coin? Où écrire à Amsterdam?


Quel effet fait la litanie nomenclature des rues?