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Geishas au turbin

Le paysage et les circonstances permettent de ramener l’anecdotique culturel dans le giron du quotidien banal. 


Vers 14h30, je m’assois en retrait du comptoir. A ma gauche se trouve une maiko, avec coiffure mais pas encore blanche de visage, peau de porcelaine, énormes lunettes de myopie qui exacerbe la taille de son petit visage. 


Kimono et iPhone, mais on s’évitera les associations niaises.


Puis vers 15h, arrivent les geishas, les mêmes que la dernière fois mais il m’est d’abord difficile de les reconnaître, pas la première en tout cas qui était en jeans noir la dernière fois avec un haut de corps sans manche. 


Elle porte aujourd’hui un kimono rose de coton je pense, qui fait comme un drap, très texture et dessin linge de foyer, obi pourpre mais tout aussi casuel, coiffure simple plate et un peu grasse réunie en chignon dans un filet noir un brin espagnol, coiffure sur laquelle viendra se poser la perruque somptueuse plus tard. 


Elle s’assied hors de mon champ de vision à ma droite et m’ignore comme il se doit, ou par oubli quelle et sa collègue nous avaient alpagués près de l’entrée l’autre fois pour nous faire enjoleuses la promotion du spectacle des danses d’automne le 18 octobre, où je serais bien aller si pas le calendrier. 


Sa collègue arrive avec un tote visiblement très chargé, qui l’a fait ployer. Je ne la vois presque que de dos et en l’absence de visage, j’hésite à la reconnaître comme elle aussi porte un kimono d’un genre totalement différent que la dernière fois, tout aussi casuel automnal, petit chignon serré d’un ruban rose. 


Elles se déplacent au comptoir et j’ai en pleine vue leurs dos, les fessiers évasés sur les chaises de bar hautes. 


C’est une phrase à effacer juste après la lecture mais c’est un peu comme si deux geisha s’étaient installée pour un déjeuner tardif, mais chez elles à heure normale, dans un saloon américain. 


Je n’avais pas remarqué la dernière fois leur différence de taille importante. La grande ex-jeans noir se tient bien droite, ce qui n’est pas le cas de sa petite collègue un peu voutée qui signifie qu’elle est très fatiguée, pour le peu de mots de leur conversation qui diffuse peu.


Elles se taquinent et on dirait deux lycéennes qui se chambrent loin de toute association esthétique de jeunes femmes versées dans les arts du shamisen et du nagauta. 


Mais c’est bien ainsi, c’est bien de voir se pointer comme si pour pointer deux geishas et une maiko à un déjeuner quotidien mais tardif, avant que d’aller au boulot qui semble donc débuter plus tôt que je l’imaginais. 


La maiko porcelaine délicate cou long quitte un temps l’établissement en signifiant vers le comptoir qu’elle revient très bientôt. Le bureau de placement des dames doit se trouver dans une rue en retrait où j’imagine se trouve une salle dédiée à la fonction de vestiaire avec des armoires et des casiers. Pour serrer les noeuds, se débrouillent-elles entre elles, où s’y trouve-t-il un homme expert en la matière?


Au bar les deux geishas se taquinent et rigolent encore, à un l’une parlant à un homme sur son mobile dont elle laisse brièvement la voix se diffuser via le haut-parleur. Elle s’excuse beaucoup au téleephone de quelque chose qui m’échappe. 


Je ne quitte pas des yeux les noeuds des obis et en dessous leurs fessiers évasés en conséquence de l’assise sur des tabourets de bar qui compressent les chairs, évasement que j’associe pourquoi donc à un quelque chose de maternel, alors qu’elles font plus que jamais adolescentes expertes sur le tard. 


Plus tard, elles vont au turbin, se dégagent des sièges fixes, acte qui avec un kimono exige certainement d’avoir l’habitude d’en porter. 


La petite est vraiment plus petite qui se saisit de son tote bag bien lourd. 


Echanges affectueux avec le staff féminin derrière le comptoir, échanges du quotidien, le seul sujet qui me sied; aussi, brève échange avec la maiko qui elle aussi a fini de déjeuner et qui a rapporté son plateau au fond de l’établissement au sas qui donne sur la cuisine où elle dit qu’elle ne peut que manger doucement parce qu’elle porte un appareil dentaire. 


Elle nomment ses ainées _onéésan_ avec sa voix de maiko avide d’être traitée avec la gentillesse due aux petites filles sages dans les histoires anciennes dénuées de loup s’il y en eu. 


Sur le pas de porte, elle s’engage dans la montée.


~~~~~L'image de travailleurs faisant une pause au comptoir, des nettoyeurs de fosses sceptiques en monochrome à Paris 1930, un policier armé a Lisbonne sirotant un espresso, des postiers retardant la distribution du courrier, des geishas prenant un déjeuner tardif avant le coup de feu. Du classique.