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####Lire en bloc, écrire en bloc

Une fois passé le contrôle des bagages et jusqu’au terminal d’arrivée, c’est partout moquette corporate y compris à bord. Le voyage ne commence que plus loin. Meilleurs moments dans le désordre. L’attente du ferry. Mais avant cela, les premières portions du paysage ferroviaire une fois sorti de l’urbain. Périurbain mangeant la campagne, celle-ci défaitiste comme si un manque de courage. Moignons de routes en suspension sur arches, en construction ou en attente de poursuite de construction. Le convoi est une micheline avec les coup d’accélération et le cricracs de la boîte de vitesses. Quelques masures en tôle d’un rouge italien qui a vécu. Profusion de maisons individuelles en légos anémiques. Comme ailleurs, mais c’est une hypothèse, le bâti rare d’intérêt se situe à proximité de canaux ou rivières enchassées de béton. Caractéristique des belles maisons : beaux jardins entretenus comme l’expose la frondaison des petits arbres. Vaste HLM avec des rectangles jaunes en déco de façade entouré de champs. Des vies dedans ou alentours mais personne en vue. Terres agricoles grises et sales comme du béton. Vastes étendues remplies de voitures stationnées de petits gabaris. Ilots de tombes au milieu des champs, champ de panneaux solaires entre deux îlots de tombes. Le repas de midi, même repas, mêmes sièges précaires, il y a un truc pour y insérer les jambes, même acidité, même service affectueux des dames, même accent chantant, même naturel partout comme il y a cinq ans. Aucun théâtre, aucun affect, aucun spectacle. Aussi, ils sont tous âgés. Ils ne connaissent justement pas le spectacle. 

Même café Takashima inchangé. Je remarque sur le menu pour la première fois qu’il a mon âge, Showa 34. Etrangement, il est encore cloisonné de partitions ce qui n’est pas heureux vue la beauté de la salle. J’en demande la raison à la dame, comment s’est passé le virus. Elle me répond qu’il y a cinq ans, le patron est décédé, que le grand magasin Sogo à la gare a fermé, que le passage s’est encore plus réduit en conséquence, mais qu’il y a beaucoup de monde les week-ends avec les visiteurs, surtout de la région, d’autant plus que Takashima ouvre dès 7 h du matin - Starbucks 7h30 mais à la gare - et que les visiteurs sont essentiellement des personnes âgées vaillantes qui ne dorment que peu. Les partitions les rassurent. D’ailleurs, “vous avez sans doute remarqué que beaucoup de gens ici portent des masques.” C’est vrai, moi aussi. Dans le train du retour, un homme qui a ses 80 ans, corps rondouillet ramassé, sac façon baluchon, pantalons bouffants d’hiver molletonnés d’une chaîne d’habillement low cost, chaussures noires de marche à larges semelles. Mais il porte sur cela un magnifique manteau de coupe traditionnelle avec manches larges aux extrémités et épaules tombées. La couleur est insaisissable entre le vert et le beige, le ressenti visuel du tissu majestueux, soyeux et discret à la fois, ailes de libellules sans la brillance ou alors à peine. Il faut être un peu rond pour porter cela avec calme et sérénité, sans faire la parade, l’antithèse du marketing des kimonos pour hommes figurant des grandes gigues imbues de nationalisme vestimentaire. J’hésite à m’enquérir sur l’origine de son manteau. Route départementale sans trottoir. Un taxi aurait fait l’affaire. L’entreprise est bien indiquée avec un panneau remarquable : presses à yuzus. Remarquable et émouvant, parce que  c’est le seul endroit au Japon où l’on trouve un tel panneau, le seul endroit au monde d’ailleurs. La technologie même en inox peut être source d’émotion. On me montre les machines, on parle soudures. Les presses à bras sont en voie de disparition qui reflète la disparition des petits producteurs qui ont vieilli et disparaissent. Dans la vitrine figure le même presse-agrumes de la maison avec lequel j’ai pressé quelques heures plus tôt trois petites oranges sanguines d’Ehimé. La seule personne qui sait fabriquer a accumulé au fil des fignolages successifs sur au moins 40 ans un savoir-faire non-décrit, non-transmis. Certes, il y a l’impression 3D mais ce n’est pas le sujet. Un taxi aurait fait l’affaire mais j’aurais manqué alors le marché local de produits locaux, les invendables précieux dans le circuit standardisé, les fruits et légumes hors gabaris, les misos aromatisés avec le nom de la dame sur l’étiquette et la date de péremption écrite à la main - et encore du MSG ajouté par automatisme. Si Ajinomoto pouvait en fourger dans les réseaux d’alimentation en eau potable, on se doucherait avec, on aurait droit à un argument vendeur comme quoi le glutamate c’est bon pour le scalp. Fruits à l’arrache, certains biscornus, de blancs oignons nouveaux bombés, du riz à moitié prix de Tokyo. Et puis le soir en goguette étant donné le jour férié du lendemain, le peu de commerces de bouche près de la gare est plein avec des queues. J’espérais à tord pouvoir réitérer le soir comme à midi sachant que c’est un lieu où même seul, on ne se sent pas de trop, pas trop tricard. Les abords de gares se ressemblent tellement, ce copier-coller des centres villes japonais indigents des même enseignes, que je ne me souviens plus bien du départ. Tokushima, Wakayama, Matsuyama, Monopoly de série où il faut fouiller et espérer trouver dans les échancrures quand il en reste, surtout le soir.

Mais après réflexion, je décide de partir plus tôt, de prendre un ferry sans plus tarder. Mer secouée mais si peu. Peu de voyageurs. Certains dorment à même le sol dans les périmètres aménagés à cet effet, c’est à dire aucun aménagement sinon que des périmètres. 

Puis à Wakayama, ville bien connue. Autre ville léthargique, punition pour les marcheurs qui disparaissent après 200 mètres de la gare. Des avenues larges comme on n’en voit pas à Tokyo, à Nagoya peut-être. Foultitude d’autos mais ville comateuse, un jour férié censé être propice au commerce. A deux pas, un ensemble d’arcades couvertes qui a connu de beaux jours. Toitures de fer d’intérêt esthétique. Un coworking space, un truc avec un nom qui commence par Base qui n’a pas pris, pas un café ouvert, quelques uns rares fermés. 

Et puis par défaut à main gauche du fronton de la gare en bas de l’escalier qui était nécessairement une pente autrefois, juste en face, je monte un peu à reculons, pas persuadé, l’escalier de Shake Hands Coffee, minimaliste, sièges punition pour les fesses, vaste baie vitrée donnant sur la gare. Mais la jeune femme à la manoeuvre est une crème de gentillesse qui sauve ainsi la face diurne de Wakayama. Il en faudrait des centaines comme elle à Tokyo qui devraient en prendre de la graine de convivialité. Le soir, le professeur m’annonce qu’il part vraiment à la retraite à la fin du mois. Il est frêle. Il porte des baskets rouges.