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Ici comme ailleurs


Etrangement, plus rien dans le présentoir réfrigéré à Poéshi. Est-ce le temps, enfin clément - première nuit sans chauffage - pique-niques conséquents en augmentation? Le type qui me précède à la caisse fait la remarque au patron. La radio ou la télé est tonitruante. Ajouter à cela l’extracteur d’air dans l’atelier, les divers frigos qui ronronnent et les acouphènes. Je ne saisis pas tout mais suffisamment.

- Difficile de continuer

- Cela fait 51 ans

- Maladie du coeur

- Ça ne va pas durer


Plus tard au marchand de saké, K qui est du quartier, qui est très avenante comme une compagnonne de bar aguerrie, me présente à son mari, souriceau timide en manque de formules conversationnelles, automatiquement mal à l’aise devant l’homme blanc qui est sorti de l’écran télé. Il ne compte pas. Je parle avec son épouse. Je fais référence à Poéshi. Elle ne savait pas. Elle regrette par avance la fermeture inéluctable. Elle me demande si c’est bon, ce qui n’est pas compatible avec sa connaissance de la boutique, à moins qu’elle ne la _pratique_ pas. Pratiquer, c’est soutenir le petit commerce en y allant, pas seulement en y passant, ni en prenant une photo de la devanture à la volée. 


C’est samedi. Les touristes locaux à l’oeil larmoyant au sourire mi-désolé, mi-compatissant, mi-infantilisé sont nombreux à visiter good old Tokyo et ne pas y acheter leurs poireaux. On visite comme si un EHPAD nostalgique. L’homme solitaire de soixante ans et plus avec un lourd appareil photo - une catégorie commune ailleurs qu’ici accompagné d’une jeune fille de location pour des clichés en situation et surtout la possibilité de parler avec une personne féminine évanescente qui écoute - est aussi de sortie. Mais pour revenir à la question de K, je lui réponds mais pas exactement en substance parce qu’il ne sert à rien de faire son intello, que l’intérêt de Poéshi n’est pas le goût, ni les textures complètement anachroniques, d’un autre temps en regard de la boulangerie maintenant dominée dans le meilleur des cas par des adaptations de la boulange générique européenne, tendant vers l’ultratransformation pour réduire le volume de matières sèches et les remplacer par des bulles d’air - Poeshi a aussi quelques exemples dans cette gamme aérienne. Non, se fourrer une bouchée de Poéshi dans la bouche, s’est effectuer un voyage dans le temps gustatif et sans doute olfactif. Il y a un paquet d’enfants qui ont aimé cela, donc, respect. C’est vieux jeu, plouc comme une ancienne pâtisserie portugaise, essentiel. Pratiquer, c’est pratiquer l’archéogastronomie, c’est zieuter l’aménagement intérieur refait il y a trente ans, c’est respirer une odeur de vieux comme dans une vieille cuisine, qui elle aussi n’est ni bonne ni mauvaise mais mieux que la moquette corporate et les couloirs d’aéroports. Et de ce point de vue aussi, c’est incontournable. 


Poéshi n’est pas du domaine des grands goûts. Rien de quoi se pâmer. Ce n’est pas nécessairement bon. Ni mauvais. C’est intéressant. Vu le quartier, l’immeuble, déjà, ancien et moche, sera remplacé par un autre immeuble jetable et moche, et à la place une enseigne de chaîne encore que le passage est si faible que cela ne vaut pas l’investissement. Plus concevable est la disparition pure et simple du pas de porte. Disparaitront aussi les snacks et bars de karaoké au sous-sol qui fonctionnent apparemment même le matin et d’où émergent des voix et des rires féminins, le Mama’s café qui ne concerne que les riverains. Disparaîtra donc la convivialité de quartier associée à tous ces services. Ici comme ailleurs.


Plus loin, Teida est aussi étrangement fermé ce samedi, mais une affichette sur le volet baissé rassure, dans l’immédiat : fermeture d’urgence en raison d’une fuite d’eau. Si pas le Japon, ici serait en grande partie un ilôt insalubre genre quartier pauvre d’une Italie du sud en format noir et blanc. On y voit des enfants jouer seuls dans les ruelles.