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Ordinaires des quartiers


Paris. Tu sais, la rue de l’Ecole de Médecine quand elle fait un coude juste avant la Pâtisserie Viennoise dans la montée. Impossible de faire le lien entre cette rue richement installée dans la mémoire - plein de détails, de sensations tactiles avec les murs de pierres et les librairies, alors qu’on ne lèche pas les pierres en marchant. Tout cela pour avoir parcouru à Tokyo quelques articles sur Catherine Ribeiro. La géographie mentale pour peu qu’on l’exerce fait des bonds dingues et parfois insensés.


Ningyocho. Lumière du dehors, visibilité sur une rue de moindre passage qu’aux abords de Rikkyo, mais beaucoup de pics de fréquentation, le matin avant d’aller au travail, et le midi quand l’offre de pains va vite diminuer jusqu’à portion congrue, sans être remplacée par une nouvelle fournée. Le boulanger produit le matin seulement.


Ichigaya. L’autre jour au marchand de tofu, son épouse est debout au fond à gauche manipulant de longues baguette dans le bac à friture des namaage. Selon l’heure tardive autour de 18h30, je vais les appeler du perron de l’entrée de la boutique, c’est à dire l’atelier lui-même qui est alors vide, mais on les aperçoit en hauteur derrière la porte coulissante du fond qui sépare le logis de l’espace de travail. A ce moment je n’en voit qu’un des deux, le regard porté vers la gauche où se trouve très certainement une télévision allumée. J’appelle et l’un des deux va interrompre le dîner, se lever, ouvrir la porte coulissante, descendre les deux marches, enfiler les bottes de plastique blanc indispensables dans l’espace mouillé en permanence pour prendre ma commande. Leur vie statique permet de s’éviter quand on peut d’acheter du tofu au supermarché de qualité industrielle.


Ichigaya, suite. L’autre jour ils sont ensemble à la tâche, elle en charge de la friture de namaage qui semble se passer avec des difficultés - elle s’étonne à voix haute alors qu’ils travaillent semble-t-il la plupart du temps dans le silence, lui presque devant moi à l’entrée fignolant des patés rectangulaires peu épais de tofu juchés sur une natte de jonc suspendue à la précaire. Je n’ai pas souvenir d’avoir vu ces formes et il lui demande de quoi il s’agit. Ce sont des aburaage avant cuisson, issus d’un mode de fabrication non standard de tofu. Ses manches sont comme la plupart du temps remontés jusqu’aux coudes comme il plonge souvent les main jusqu’aux bras dans l’eau profonde du bac principal à gauche de l’entrée où reposent au fond les blocs de tofus découpés. La peau de ses bras jusqu’au bout des doigts semble polie comme des galets blancs légèrement rosés. Presque une peau de bébé. Il est tranquille et n’a pas d’âge. Il ressemble un peu au marchand fabriquant de sembeï à Machiya qui lui aussi passe sa vie en boutique et à proximité, et pour qui l’oeil du monde et son porte-parole est l’écran TV. En soulignant ces activités d’artisanat alimentaire, je ne me situe dans aucun romatisme, aucun pathos, aucune nostalgie larmoyante. Juste dans le présent. 


Ginza excentré. Murs de crépis fin beige délavé jaune pâle. Un samedi, la plupart des restaurants autour sont fermés. Peu de monde en salle et c’est tant mieux donc. Le staff est féminin en kimono avec encore cette affabilité sans mise en scène de gentillesse marchande de voisinage commerçant. La dame principale que je suppose être la patronne a probablement 80 ans et porte le masque sur sa bouche sans couvrir le nez. A une table proche, une dame tente en vain d’appeler quelqu’un mais sa voix ne porte pas, ou bien et aussi, les dames en kimono dans le vestibule papotent et ne prêtent pas attention. Nous aidons la dame en portant nous aussi la voix, nous trouvant plus proche d’elle du vestibule, ce qui fait que brièvement, on fait choeur, ce qui nous fait sourire à distance de deux tables de connivence sans aucune exaspération alors que les dames dans le vestibule vont mettre de longue secondes à nous entendre, suivies de profusions de demande de pardon. Cela faisait bien longtemps que l’on n’avait pas mangé du unagi hors de la maison. C’est à refaire ici même.

Koenji. Et en accompagnement, une sorte de fricassée mitonnée de choux ou un satsumaage que je sais délicieux. En poisson comme il n’y a que cela, du à l’étouffé ou du grillé. Cela est présenté comme si de la haute cuisine, comme si la carte était longue mais que vue l’heure avancée, il ne reste que cela. La part est très réduite et c’est tant mieux. La télévision déverse ses âneries inquiétantes et rassurantes à la fois. 

Ningyocho. Dans le buffet avec les piles de plats et d’assiettes, au niveau d’une des portes coulissantes ouvertes, on voit un tube de dentifrice et une brosse à dent en équilibre dans un verre en plastique blanc. Un petit conteneur ou boîtier couché sur le côté ressemble à s’y méprendre à un médicament de contrôle de l’asthme, mais il s’agit peut-être de quelque chose d’autre. A la fin du repas, le jeune patron qui assure me demande riant et inquiet si la quantité de riz m’a vraiment suffi, moi ayant choisi du riz en quantité moindre, ici malgré tout roborative. Je le rassure alors que sur le point de sortir, que c’était bien suffisant. A deux minutes près, on m’aurait annoncé avec regret qu’il n’y avait plus rien à manger. J’ai eu la chance d’obtenir le dernier repas de midi.


Oji. L’annonce de l’ouverture d’un petit espace d’exposition privé et de manifestations culturelles à Takinogawa. 15 ans après si pas plus, je fais seulement maintenant le lien entre cette destination visitée une seule fois, quand l’espace culturel n’existait pas, où S avait expliqué comment il fabriquait du pseudo fromage frais avec du yaourt et du cottage cheese, mais j’ai oublié les détails et j’avais oublié le lieu, sombre, lumière jaune, intérieur ancien, qui se révèle être situé tout près de Tokyo Guesthouse Oji. Comme quoi, les distance, hein.


Marunouchi. Et deux fois d’affilée. La seconde alors que le soir est tombé, quand les crétins parvenus ne font plus hurler leurs autos aux abords de l’Apple Store. A l’étage, cela pourrait être un foodcourt. Manquent la nourriture et les boissons, et les odeurs qui sont totalement absentes. C’est une secte cool, doucereuse, affectueuse, sachant manier l’empathie sympathique comme nulle part ailleurs. C’est hospitalier, aussi avec des relents d’hôpital. Le jeune fille qui s’occupe de l’objet est comme une infirmière encourageante aux urgences. On s’attend à revoir l’iphone poussé sur un lit à roulettes avec une perfusion dans le connecteur USB-C. Il y avait un problème, il n’y a plus de problème, qui réapparaîtra quelques heures plus tard, avec la même réception, le constat du problème, la correction du problème, la déproblématisation du problème qui n’est donc (plus) pas un problème, le retour de l’objet au foyer au chaud - félicitations, c’est une fille! 


Marunouchi. En face de la table commune qui sépare les occupations de chacun sur leurs écrans respectifs, un jeune employé est en discussion de franche camaraderie avec un jeune visiteur comme s’ils se connaissaient depuis la maternelle. Le jeune visiteur désigne son téléphone avec l’expression この子. Si l’on additionnait le nombre d’iPhone et de chiens à la population humaine japonaise, on constaterait qu’il n’y a aucun déficit démographique. Le stade suivant est l’inscription de son mobile à l’état-civil. Nous quittons Marunouchi en pressant le pas. Je n’ai pas pu entièrement charger la bête à pages.