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Ensemencement temps espace


Le quotidien d’ici est ensemencé par des bribes de quotidiens d’ailleurs - cela arrive presque partout sauf chez les très pauvres ou dans les zones de conflits où les autorités ont coupé l’accès internet - réceptions de messages personnels venus de loin, conversations en directs avec des amis, des proches situés ailleurs, dans des confins non-vécus, ou plus sensiblement dans des lieux vécus autrefois. Le pays avec sa langue, la ville natale, d’autres pays avec d’autres langues acquises. L’ensemencement - une hypothèse - se situe à deux niveaux, dans le concret de la télécommunication, cette télé-hyperprésence qui va de soit, disponible au quart de tour du lancement d’une application, et aussi dans les échos de ces échanges passés, à venir, c’est à dire anticipés, ou ayant eu lieu juste récemment qui entrent en résonance avec son présent à soi géographiquement ancré. Ce second niveau d’ensemencement s’apparente aux neutrinos traversant la Terre, ici le dialogue intérieur, seul détecteur globuleux de verre comme une très grosse ampoule étant capable d’être touché, de résonner à leurs passages, parfois avec un sentiment de désorientation, perturbé selon les nouvelles, ou dans le meilleur des cas inspiré par ces brèves intrusions, incursions de vies et d’intimités situées ailleurs. L’écho du fond de son univers n’est plus ce qu’il était quand le téléphone international coutait un bras et une jambe. Ne pas en faire cas est une régression des possibles, car à l’écriture du quotidien s’ouvrent béantes des dimensions intrigantes, peut-être peu investies ou inexplorées, qui remettent en jeu le sens du local et de l’éloignement,  quand il se vit à la fois ici et virtuellement par petites touches ailleurs. Il n’est pas ici question de l’accès au bombardement des actualités en continue avec un grand A, mais de moments d’osmoses intimes, familières, d’interagissements subtils ou dramatiques, et surtout omniprésents malgré la distance qui recompose l’espace-temps à soi. 


####De dézoomage  à projection géographique


C’est justement dans L’écriture et expérience de la vie ordinaire, dans le chapitre consacré à Nathalie Quintane que je tombais sur ce procédé de _dézoomage_, qui me donna la puce à l’oreille sur un procédé à tenter de projection géographique instantanée - à défaut de meilleure expression dans l’immédiat - téléportation, grand écart à la vitesse de la lumière, permettant ainsi de mêler l’intime local à l’intime éloigné réunissant parfois le présent et le passé en un hyperprésent mental et scriptural.  


Avec la volonté de désarçonner le lecteur. La lectrice aussi. 


“On touche là à une dimension essentielle du projet de Quintane, qui fait sens justement de sa volonté de relier les différents niveaux de la vie, personnelle et sociale. <<< Au moment même où je caressais la tête de ce veau, l'État de l'époque avait relancé un projet d'aéroport, dans un bled, pas loin de Nantes, Loire-Atlantique¹ >>, note-t-elle dans Un œil en moins, opérant un effet de dézoomage vertigineux, aussi comique que sérieux : car interroger les hiérarchies entre les expériences, établir des rapports entre des situations qui semblaient ne pas devoir se rencontrer, telle est précisément la tâche que se donne son écriture. D'où le choix ici de ne pas limiter l'étude de son œuvre aux deux premiers textes, qui seuls correspondent stricto sensu à la définition de mon corpus de base.”


Il s’appliqua désormais à expérimenter le protocole suivant :


Opérer un effet de téléportation instantané en évitant le ton comique, interroger les hierarchies entre les lieux éloignés dans le temps et dans l’espace, établir des rapports entre des situations proches à des milliers de kilomètres, telle était désormais précisemment la tâche à investir. 


Dont acte plus bas. 


####De la factographie au récit de milieux


Il paraissait normal de passer de l’évocation de la factographie à l’écriture de la vie ordinaire, jusqu’à l’infra. C’est ce que nous fîmes dans le futur. Seulement, il y a des superpositions entre ces deux thèmes, et le besoin d’associer très logiquement à la vie ordinaire, une sous-catégorie pourtant magistrale, que l’on pourrait nommer _récits de milieux_. Ces récits peuvent toucher à l’expérience professionnelle, Liza Dalby qui observe par immersion le monde des geishas, tous ces profs de FLE exploités de Tokyo qui ont peur des représailles si jamais ils exposaient leurs conditions de précariat, tous comme les petites mains ravies de se faire exploiter pour mettre en forme les contenus de leur patron influenceur. Tous les gagneurs d’argent qui peuplent le microcosme de la littérature oligarchique et de parvenus, et au final tout le monde encore vivant qui a, professionnellement ou domestiquement accès à l’expérience du quotidien qui est tout aussi milieu. Nicolas Bouvier dans ses carnets tout de même très teintés d’orientalisme à la relecture ne fait rien d’autre qu’écrire le récit de son milieu du moment. On évoquera les milieux possibles, ce qui inhibe l’écriture, les formes que ces écritures peuvent prendre. Ensuite, on ira acheter du tofu chez le marchand.


####Tofu, tomate, même T initial


Pas loin, le temple commence maintenant à être de plus en plus fréquenté par des visiteurs locaux comme par des touristes en prévision des cerisiers en fleurs encore timides mais cela ne va pas durer. 


D’ailleurs, le merveilleux jardin botanique de Parme dans la rue Luigi Carlo Farini est temporairement fermé. 


On se prend en photos, d’autant plus que la période correspond à la sortie du cycle universitaire et l’entrée pour la majorité dans la vie active, la carrière, la caverne, et cette image illusoire que toute une classe d’âge sans exception est formatée sur les campus. Les jeunes filles, certaines accompagnées de leurs mamans, certaines heureusement sans leurs mamans accompagnées de leurs petits copains, trotinnent en tenue traditionnelle, avec ces bottines que je trouve toujours peu esthétiques avec le vêtement guindé qui ne vaut pas le kimono. Certaines vont à la boutique du photographe du coin qui ne chôme plus en cette saison. Certains pas concernés par la fin des études se prennent en photos souvenirs, se sentent monter la sève de l’ésotérisme, du mystère, marchent doucement subjugués par le divin. 

Il quitta soudain la cabine de pilotage du tram et s’éloigna d’un pas léger, laissant les passagers ébahis en plan. 


Quelqu’un suit le même chemin mais d’un pas plus rapide, un pas quotidien, un pas totalement désintéressé de la chose religieuse, ésotérique, totalement purgé d’ironie aussi. 


D’ailleurs, le Marchand de Masques au Jardin du Luxembourg dont tu m’as envoyé la photo tantôt, c’est étonnant mais je n’en ai aucun souvenir. 


Dialogue de style quintanien :


- C’est sympa un temple.

- Oui, c’est serein, ça calme.

- Ça calme en passant, et c’est plus beau que la mocheté architecturale des environs, surtout quand il y a du vert dedans, au bord, de côté, et puis même au fond.

- Et tu vas où de ce pas?

- Avec mon pot de beurre et une galette dans mon panier d’osier? Je vais chez le marchand de tofu.

- On dit je vais _chez_ le marchand de tofu, ou, _au_ marchand de tofu?

- Sais pas. Je vais lui demander. D’ailleurs, le marchand de tofu, c’est un couple. Je vais leur demander.

- T’as vu les cerisiers? Ils tardent.

- Ah oui, ils font ce qu’ils peuvent. Je compatis pour eux et avec.

- Ouais. Ils se débrouilleront bien sans nous.


Avant que de passer au/chez le marchand de tofu le dernier du quartier sur une vaste distance, il va poster une lettre au bureau de poste, pour découvrir que la fermeture _temporaire_ - pas claire cette affaire - annoncée il y a de cela quelques semaines est effective depuis le 18. 


Au bureau de poste à Saint-Ouen, le staff était contre toute attente extrêmement aimable, à l’extrême même, mais il était clair qu’il n’y avait pas de choix sinon un très grand risque de riposte si la moindre remarque, et donc de patienter alors qu’ils mettaient de façon élaborée dans ce qui devait être une stratégie quotidienne un temps fou à mener à bien la moindre procédure. 


Ensuite, il poursuit vers une boutique de sembeï dont il a eu vent tantôt, s’inquiétant avant même d’y arriver que l’offre soit polluée par du glutamate. Sur place, il constate que c’est effectivement le cas. Seuls quelques sachets ne mentionnent pas de glutamate mais tout de même une litanie d’additifs conservateurs et arômes, et du sucre en trop. Les vendeuses sont mal à l’aise de sa présence. Il ne sait pas pourquoi. Si, elles regardent la télé et y croient. Il a appris la langue. Que peut-il faire de plus? Doit-il faire plus? Non.


Non, vraiment non. Il devrait retourner plutôt  si c’était possible derechef à la Pasticceria Torino sur la rue Garibaldi, se tenir au comptoir et commander un gâteau et un espresso à consommer dans la foulée. 


Il en achète quelques exemplaires malgré tout pour tester. Ensuite, il poursuit vers le marchand de tofu, qui est par définition un artisan, qui se lève très tôt tous les matins avec son épouse 6 jours sur 7 pour fabriquer du tofu et une série de produits affiliés. Là, l’échange est bref et agréable, comme dans un village en montagne.


Te rappelles-tu? Kito à Tokushima! 


Le boulanger lui se fait livrer depuis longtemps des produits congelés d’usine. Il est écrit Artisan boulanger sur la devanture à Saint-Ouen. Rien de cela sur la devanture de la boutique atelier de tofu à Tokyo. 


Quand la boutique fermera, on continuera à acheter du tofu dans n’importe quel supermarché, mais le tofu artisan est incomparable, et aussi moins cher. 


- Et alors, qu’est qu’il fait au/chez le marchand de tofu?

- Il achète.


Deux gobelets de lait de soja frais juste trais du pis, un bloc de tofu momen pour le misoshiru de ce soir, un namaage qui va aller se faire griller avec de la purée d’umeboshi par dessus, cinq feuilles d’aburaage qu’il va tailler en lanières, pour en garder un cinquième à fourrer dans la casserole de misoshiru, le reste allant au freezer dans quatre petits sachets de congélation jetables qui bien plus tard iront étouffer  au large les baleines.