Tokyo : mémoire des jours immédiats


“A place belongs forever to whoever claims it hardest, remembers it most obsessively, wrenches it from itself, shapes it, renders it, loves it so radically that he remakes it in his own image.”

― Joan Didion


Sur le texte que nous avons lu à la Nuit de la lecture de jour. 

Non, nous n’avons pas censuré le “Allez vous faire foutre” du célèbre poète Julien Bielka - le texte figure dans le livre Ecrire à Tokyo - Japon d’autres récits, dont un petit stock sera bientôt disponible à la vente à Tokyo pour qui intéressé à l’acquérir. Tout texte n’est pas conçu pour la lecture à voix haute. Celui-ci n’a pas été écrit dans cette optique. Ce n’est pas en regard du parterre select, par stratégie de non-prise de risque (de fichage S? alors que la distinction bourdieusienne marche à fond) que nous avons mis l’injure de côté, et aussi une série de parenthèses jugées secondaires dans une lecture oralisée, qui aurait rendu celle-ci non seulement impraticable, mais aussi incompréhensible pour l’auditoire. Non, il faut que l’injure soit assumée, mise en contexte explicite, pas pour objectif de dilution de l’effet mais pour s’éviter de la faire suivre par un sourire ironique quémandant dos mental courbé la connivence comme espoir d’adoubement, bref pour ne pas avoir à subir des conséquences par incapacité à assumer, mais à porter haut et fort le texte en le clamant. Ce qui fut fait. 


Micro-revue coup de pouce. Hors le lénifiant ou l’inaudible a eu lieu une lecture avec projection simultanée d’une bande dessinée par son autrice - Delphine Panique - Creuser Voguer, pensionnaire de la Villa Kujo, forte d’une charge douce mais cinglante d’anticapitalisme piquant. Très intéressant.  La pratique de la lecture à voix haute est une très bonne tisane, avec dans son sillage le shadowing. 


Le thème Patrimoine était intéressant aussi, mais il est symptomatique de le réduire à des constructions phares.  Koenji aussi est un patrimoine, un quartier-patrimoine, pas classé parce que cela ne se fait pas. Gion à Kyoto où je pratiquerai est-il un quartier classé dans son ensemble? Cela est-il rendu possible légalement? Leika et Agnès B furent-ils exemptés? Parce que dans ce cas, il faut classer Koenji au plus vite, Koenji qui est masculin, alors que Gion est féminin. Le patrimoine, le quartier, l’édifice (aucun en particulier à Koenji, it’s the whole package!), voilà bien trop de termes au masculin. 


Ningyocho est aussi un quartier patrimoine, d’ampleur très ramassé. Il ne fait aucun doute que ces territoires de Tokyo - il y en a d’autres - sont non seulement des territoires de familiarités pour soi en tant qu’usager à répétition, mais que cette familiarité peut être ressentie encore plus - dans le sens de fraîcheur du ressenti - par le primo-visiteur. Combien de fois ai-je entendu “Ah! C’est bien ici!”. C’est bien quoi, pourquoi est-ce bien? Par quoi ce bien est-il engagé? Qu’est-ce qu’il enclenche? C’est qu’immédiatement se font sentir les prémices d’une familiarité, qu’ici pourrait être un lieu de séjour discret, sans exposition hédoniste, qu’ici est à coup sûr un ancrage, une base, un port d’attache(ment). 


Il me revient en parfait contre-exemple un repas de midi à Ningyocho où les visiteurs ne pratiquant que les territoires de pouvoir et d’entregents exclusifs jouaient le théâtre de l’étonnement feint - nécessairement dans ce cas les regards circulaires portés vers le plafond, les moulures - qualifiant la bizarrerie pour eux du lieu comme étant “nouveau”, comme un lieu où “on ne vient jamais”, n’exposant aucun signe de plaisir, juste une polie reconnaissance que “on n’est pas chez nous” situé à 30 minutes en voiture. Mais je crois que l’exposé de cet événement est une redite.


A mépris de lieu, mépris et demi. Ne plaidez pas pour vos lieux favoris.  Il faut assumer ses géographies, ne pas en démordre. Là aussi, allez vous faire foutre est autojustifié, par les arguments qui précèdent. Mais on peut passer outre. Entretenir la familiarité pour soi, en saisir les articulations pour toujours plus de lucidité, telle est la mission prioritaire. Et en faire des textes. 


Une bien intéressante moisson de textes justement, académiques, autour des familiarités géographiques, et des familiarités construites dans ce monde de mobilités mais pas pour tous et pour les mêmes raisons hein on est d’accord. Mais là aussi, il s’agit de dégager et se détourner des constructions théoriques à usages d’industrie touristique pour se focaliser sur des constructions poétiques, à soi, à même de déboucher sur des écritures autres. On ne plaide pas sur ses lieux favoris, tout comme on ne plaide pas sur ses écritures. 


#### Identity of place \<-\> Identity with place


Identité spatiale oscille entre 


- Identité d’un espace


- Référent géographique de l’identité d’un individu -\> mieux au pluriel : référents


Mentionné dans Mathias Stock, Construire l’identité dans la pratique des lieux (2006) citant Edward Relph, géographe, années 70. 


#### Les lieux du chez soi : lieux identificatoires


Ex. : Williamsburg pour Henry Miller. 


ToDo : Retrouver une citation de l’auteur. 


#### Les lieux autres


Les lieux familiers ou à vocation de familiarité si l’occasion se présenterait

- lieux peu vécus sinon qu’en passant, permettant de posséder un capital même si très réduits de points d’ancrage, rue, boutique, café, hôtel, parc, square, jardin, pont, promontoire, passerelle, etc. Voire même des flash de mémoire de bitume.

La nostalgie contemporaine comme une batterie se charge par contact avec des sources multiples, à commencer par la carte. 

Les lieux anciennement familiers - de naissance et de longs séjours - quelle longueur sied à quel âge de la vie?


Les lieux de nostalgie déficitaire, par absence de familiarité et regret (longing mieux que le français regret et sa charge de culpabilité inutile) de ne pas y avoir de vécu -\> lieux d’affabulation.

Berlin, Venise en séjour long, Hanamachi de Kyoto


“Familiarité/étrangeté des lieux, sous-tendu par la pratique des lieux géographiques et le savoir géographique (…)” (M. Stock)


#### Les jours immédiats


On est à Shimbashi pour manger des soba trop coûteux dans une échoppe ancienne qui sent la familiarité possible qui demanderait une dizaine d’années de fréquentation pour être reconnus. Je note deux hommes à des tables distinctes au visage maquillé, l’un massif avec une coiffure présidentiable argentine, l’oeil inquisiteur sur ma personne depuis le moment où on est entré. Salle traditionnelle très haute de plafond. Un étage ancien a-t-il été supprimé anciennement, ou s’agissait-il d’un magasin bien avant les nouilles? Le second homme en costard au visage maquillé arrive à une table latérale déjà occupée par trois collègues, bouteilles d’alcool bien en vue. Il fait son fanfaron verbal un peu trop bruyant, le maquillage venant nécessairement avec le théâtre. C’est midi dans un établissement connu pour la consommation d’alcool très tôt; les boulettes de viande hachée de canard à peine formées à la main ont un goût carné prononcé. 


Nous partons dans des directions différentes. Tokyo before Tokyo invite à revoir le Zojo-ji à un quart d’heure sachant la menace qui m’y attend. L’effroi est un millefeuille construit. Tout le quartier environnant sonne comme un énorme mausolée qui s’étend très loin dans toutes les directions. Mais pour l’instant, la rue mobile comme un tapis roulant passe devant cette volailler ouverte sur le trottoir où un nombre important de staffs s’affairent et où j’avais acheté il y a longtemps des cuisses d’un de ces poulets régionaux particulièrement coûteux. La décompression de la signature des lieux - ce quelque chose d’indéniablement Shimbashi diurne dénué d’effroi - se produit très tôt avec l’éloignement. A un moment, une rue croisée produit le même effet marqué en mémoire lors d’un passage précédent d’une impression parisienne, qui ne fonctionne pas sur la photo, mais n’en démord pas in situ. 

####Ci-git à Zojo-ji

Ça craint, parce que le Zojo-ji craint, ce qui colle sans doute à un node géomancien essentiel mais pas dans la soi-disante tranquillité que confère la répétition en boucle d’une affirmation simple et courte pour se garantir un vol direct vers le paradis. Quand aucune once de “awe”- c’est mieux en anglais - ne demeure, il ne reste que le fait que le node géographique en question - tracer une ligne entre le Senso-ji à Asakusa et le Zojo-ji, y faire courir un pipeline pour évacuer le ki qui a pénétré au nord-est - est un condensé mortifère, entre le mausolée de la famille ancestrale et l’effroi des pèlerins pétrifiés à l’idée que la station terminale approche. Seuls les touristes sont contents. Tout le territoire environnant, sa température mentale froide, les tours du côté d’Atago, toutes celles nouvelles solitaires, dénuées encore de voisines comme canines dans l’espace bleu, des temples de poches sans doute autrefois intégré dans le domaine du Zojo-ji qui devait s’étendre bien plus loin, l’hôtel cossu avec cet immense parking gardé par un portail carmin et doré classé, l’idée même de la colline Atago proche souvent gravite, le spectral de l’avenue qui mène au Toranomon Hills, business tower menaçante, l’énoncé est sans fin avec un semblant de calme au niveau de Hibiya, et encore, dont l’avenir est au réaménagement dubaïen. 


La tour de Tokyo jouxtant juste derrière le pavillon principal massif avec un bâtiment tour comme collée sur elle - une photo incontournable, un assemblage bâti que l’on retrouve hors le temple avec une étrange ressemblance dans la perspective de la Sky Tree, autre braquemard mauvais à l’oeil scabreux de surveillance panoptique - participe au malaise. C’est le chantier, portail principal massif à prendre en détourné, le mausolée de la famille historique à gauche au fond me dit-on. Tout est gris, le printemps précoce n’est qu’une idée vague. Sur une rue latérale éternellement évocatrice de l’été à Tokyo, probablement parce que la première visite fut estivale, une camionnette noire à l’arrêt est remplie d’hommes en noirs, comme si en surveillance. De la bouche de métro la plus proche après Au pain quotidien - sa table communautaire sans commune - d’autres costards noirs débouchent avec sur le visage l’air particulièrement grave, solennel. 


Evacuation par la ligne Mita qui n’a jamais été heureuse, qui irrigue à bien y penser des nodes, certains de moindre importance, mais tout autant sensibles comme sources d’inconfort, le plateau à Kasuga et ce jusqu’au Korakuen, frisson qui s’étend jusqu’aux abords de Todai, et en conséquence débouche en rapides liquides silencieux par Yushima jusqu’au lac Shinobazu. On peut ainsi facilement poursuivre mentalement, joindre les bouts d’évidence - Kappabashi grouillant de fantômes - jusqu’à Asakusa, pause mentale - l’effroi qui reprend derrière le Sensoji jusqu’à Minami-Senju quitte à emballer feu-Yoshiwara. On est, avec une certaine largesse, toujours dans un axe orienté à peu près nord-est. Il est inutile d’y croire pour le ressentir. Ce soucis historique de mâter en vain l’issue fatale habille un effroi multicouches, accumulé, qui constitue le bruit de fond de tant et tant de territoires de Tokyo. Que l’on soit au courant ou pas des contextes historiques, une sensibilité moyenne à la sismicité conséquente de peur endémique accumulée, le surnaturel pour certains, suffit à être impacté, c’est à dire que quand les traversant, quelque chose de l’ordre de la perception d’une vibration post coup de marteau sur une cloche, inaudible donc, fait s’associer sans surprise la banalité de l’absence de croyance à la reconnaissance de l’existance in situ d’un quelque chose de parfaitement intranquile. 


#### Le marchand de thé


On a pénétré pour la première fois dans la boutique de thé à l’ouest où croiser des humains est l’exception. La première fois depuis les quarante années qu’elle fonctionne nous apprend le propriétaire. On a droit à une explication passionnée des particularités des thés vendus ici, production de Kagoshima, sous couvert de bâches pendant 27 jours. Il nous sert un thé vert comme jus d’épinard à une température parfaite pour l’avaler d’un trait. Il insiste sur l’impératif de ne remplir la théière que d’un tiers à peine, en indiquant plusieurs fois de l’index sur le galbe d’un exemplaire le niveau maximal à respecter. La qualité de la théière est totalement hors sujet, indépendante du résultat. Trois températures possibles à commencer par 80 degrés au plus haut développent des arômes très différents, mais bien plus que la température, c’est le niveau des un tiers à respecter impérativement qui est clé du résultat. Au delà de la jauge, les feuilles sont justes noyées. Les gens ne savent pas faire le thé de manière convenable. Ils ne jurent que par les décoctions bas de gamme des supermarchés. Sa passion est dénuée de prétention hédoniste. Il est gardien des traditions et des regrets de leur dissolution.




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