Un inquiet témoignage

On m’a encore parlé de sensibilité au paranormal, hélas toujours de manière indirecte. Je n’ai pas eu beaucoup d’éclaircissements sur la question du comment ce sujet est apparu dans la conversation rapportée. Personne ne parle du paranormal sur un ton normal, sauf la personne qui s’annonce particulièrement sensible mais tellement habituée à ces rencontres invisibles et redondantes qu’elle ne vous dit cela qu’en passant avec sourire en coin et yeux plissés de côté, connivence blasée. Nonchanlance du spectral. Présence trouble redondante, un brin lassée. De telles histoires rapportées mettent invariablement en branle chez le locuteur qui a assisté à la scène cette respiration un peu saccadée comme si en recherche d’une hyperventilation, une tentative de transe où au final ce sont les détails mêmes de ce que cette voyante a dit qui qui s’effilochent en miettes partielles, provoquant une petite frustration à ne pas connaître le fin mot de l’affaire.


Aussi, dans le discours ce sont surtout les lieux qui sont nommés à la va vite, mais on est toujours en manque de détails. Seul fait saillant cette fois-ci, la mention d’un fantôme gaijin du côté d’Akasaka, comme quoi dans la dimension spectrale, l’ostracisme courtois commun face à un panda semble évaporé.


Elle les voit depuis toujours, avec aucune expression d’émotion particulière ni peur, ce qui contraste avec l’intermédiaire témoin qui rapporte l’affaire avec chair de poule plus ou moins feinte, qui n’a aucun effet sur ma personne. 


Elle en voit des fantômes, en colonnes, comme aux heures de pointes, costards cravatés? on ne saura point, se déplaçant le long des trottoirs. Ils ne marchent pas sur la chaussée semble-t-il. Le comportement civil dans l’espace public se transmet au-delà. Traversent-ils au vert ou au rouge? 


Quand un se fait collant, nécessairement dans le dos au niveau du col, glauque tentative d’effraiement, il suffit de le lui signifier, d’un petit geste de la main comme on retire une plumette de corbeau noire atterrie sur l’épaule, de dégager. 


Il n’en faut pas plus pour désamorcer les velléités de se croire fantôme, ce qui est probablement le trait caractéristique de la chose, une auto-croyance faible. Mais à quiconque n’a pas peur des fantômes, on ne la fait pas. Outrés mais penauds et immédiatement décontenancés face au geste d’écartement, les fantômes seraient-ils donc si introvertis et dénués d’aplomb? 


Là encore, je pose la question d’une certaine façon par acquis de conscience et pour passer à autre chose. 


C’est que ce ne sont pas les fantômes qui m’intéressent pas, mais comment les personnes en parlent, comment elles viennent à basculer dans le sujet à l’occasion de quoi. Mon sujet, c’est le basculement. Et les projections géographiques, mais ceci est pour plus tard.


C’est qu’invariablement, le sujet croise la topographie, les territoires de présences cités de Tokyo qui s’illuminent alors comme en points sur le panneau de verre tel ce plan du métro parisien avec des boutons déclencheurs de chétives lampes comme un Noël pas convaincu, une par station, un peu longues à la détente tout comme le bouton de métal au jeu profond et indécis à pousser. Des lampes un peu fantômatiques, justement. 


C’est aussi à chaque fois les bottes de cents lieux, avec des rappels incontournables; comme hier la remémoration de cette maison d’artistes au nord-ouest de Tokyo juste au-dessus d’une rivière où les pierres dégagées pour y créer un sentier d’accès ont été disposées stratégiquement au bord de l’eau pour ne pas les vexer, les courrousser, et créer une sorte de mausolé protecteur. On me dit qu’on y est invité à toucher les pierres du bout des doigts, que ceci est bénéfique. Je n’ai pas de souvenir que l’on m’eût inviter à faire cela. La mention de pierres sensibles renvoie invariablement aussi à Jacques Yonnet citant des pierres sur un mur qui se détestent. Plutôt que les fantômes, ce sont ces grands sauts géographiques distantiels qui laissent songeur.  


Je suis d’ailleurs revenu à Jacques Yonnet dans les premières pages de Rue des Maléfices parce qu’il s’y trouvent des énoncés sur la texture de la ville, essentialisme du matériau pierre, et des humeurs associées dans un échange intime entre l’auteur et son environnement qu’il peuple d’émotions. Il n’y a pas de fantômes mais les éléments du décors sont comme des visages sensibles. On zappe sur les circonstances historiques mais plusieurs points saillants méritent d’être mis en mémoire vive en contraste avec ici Tokyo :

- L’interpénétration sensible des quartiers, dans le texte, la disparition mentionnée de ce caractère. Se demander ce qu’il en est aujourd’hui ici et ailleurs.

- Un fleuve qui boude l’auteur. La Sumida fait-elle la gueule? Oui, absolument. Similitude de malaise en toutes saisons entre Asakusabashi et Asakusa le long du quai, réminiscent de la même inquiétude ressentie en face de la Guidecca à Venise. Mais pas un dialogue pour autant.

- Des quartiers très délimités aussi parce que nommés avec assurance, quartiers qui regardent le passant passer en un dialogue sensible de connivence. Il est question par exemple du sourire secret d’un tel quartier qui engage l’auteur à s’y diriger. Emotion et marche urbaine. Quartier sourire pour soi, fleuve renfrogné pour soi aussi.

- Une extrême sensibilité aux matières de la ville, son dallage et ses pierres de façades avec ce besoin d’affirmer les connaître toutes. La connivence est bien d’ordre de la sensibilité vue-matériau-texture-ressentie.


On n’a pas accès aux bâtiments de l’ancien laboratoire d’étude des fermentations alcooliques à Oji, mais la vue de briques mobilise quelque chose d’essentiel qui provoque ces énormes enjambées de la géographie mentale, tout comme l’ancienne petite centrale électrique Ebisugawa à Kyoto qui nous avait ému comme pas deux, ou dans un autre coloris les briques de certaines stations du métro de Londres dont la vase de la Tamise est la source. Ce regard-matière est une constante qui a soif mais sans le clamer de réminiscences. D’où le drame d’une vie dans un environnement Ikéa-Dubaï. 


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