Plein à ras bord
La moindre contrariété lui monopolise l’esprit, comme on dirait d’un wagon aux heures de pointes ou en direction d’un abattoir qu’il est rempli à ras bord. Impossible du moindre geste. Corps à corps. Cela tourne en boucle sans cesse, jusqu’à épuisement mental. D’autres que lui, la majorité, font semblant, toujours prêts pour un selfie, un portrait de groupe souriant, mais peu enclins à l’empathie. Lui n’a de sourires sur les photos que quand il est à l’aise, sincèrement, ingénument, sans affects ni spectacle. Il est très dur de vivre ainsi, et c’est un euphémisme.
“Such an expression of unhappiness was enough by itself to make one’s eyes slide above the paper’s edge to the poor woman’s face—insignificant without that look, almost a symbol of human destiny with it. Life’s what you see in people’s eyes; life’s what they learn, and, having learnt it, never, though they seek to hide it, cease to be aware of—what? That life’s like that, it seems.”
Excerpt From
Monday or Tuesday
Virginia Woolf
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Retour à Bronx, première fois cette année, malgré une respiration difficile. L’acommunication est totale, connue, implicite, pratiquée par tout un chacun qui n’est qu’en compagnie de soi-même. Totale sauf avec le staff toujours chaudement aimable, ce qui annule largement les affects dus au ressenti de cette fermeture de soi en public. Mise en cocon escomptée, lieu parfait pour lire, bien mieux qu’une bibliothèque au silence pesant. Lieu précieux donc. Le samedi après-midi pour un déjeuner tardif, la boutique est pleine d’habitués. Tabagisme dru. Déjeuner avec quelques pages du dernier Jean-Christophe Bailly - La ville en éclats - et un texte où apparaissent à la fois Charles Reznikoff, Virginia Woolf de Monday or Tuesday, et Walker Evans de la série de photos d’inconnus prises dans le métro de New York en 1938. Prendre des passagers japonais en photo dans les wagons, tropisme de touristes peut-être un peu éculé maintenant, ou alors pratiqué selon la méthode Evans, en caméra cachée.
Ce goulet interstitiel juste derrière Kagurazaka évoque les nagayas 長屋. Ici, le paysage au niveau micro-géographique est de Kyoto, comme sur certains angles de Ningyocho. Kyoto où j’ai passé depuis hier des heures sur des cartes diverses, l’oeil chirurgical, à délimiter et mémoriser des grandes lignes de quartiers.
Le paquet de café moulu est de Naples, même si le grain est d’ailleurs.
Mot-valise : terme qui évoque une destination de voyage, avec bagages. Jusqu’à Naples, compter 16 h de vol ou environ 8 g de café pour 130 dl d’eau.
Je ralentis sur le trottoir opposé pour compter le nombre de personnes qui patientent, qui font la queue, devant la devanture du restaurant de gyozas. 33, température 6 degrés ressenti 4, vent fort, hygrométrie inférieure à 35%. Ces queues là, indifférentes ou stoïques face aux conditions météorologiques, ne sont pas le signe d’un manque d’imagination, d’un pur suivisme, mais avant le tout l’exposition d’une pénurie massive de temps libre. Sur la dimension temporelle, la disette de cette société est considérable. La plupart des mangeurs seront aussi indifférents à être assis face à un mur jouxtant à moins de 5 centimètres leur repas. La disette joue aussi dans l’espace de consommation. Les partitions des années covid sont devenues parfois des partitions constantes. Le compartimentalisme progresse.
A Moritaya, deux jeunes filles sont en conversation avec deux habitués quand j’arrive dans l’habitacle. L’une est en première année universitaire de technologie à Chiba. L’autre est en quatrième année à Tokyo en spécialité ingénierie de production. Le sujet de conversation est technique mais concerne le club de vol à voile dont elles sont toutes deux membres. L’ainée a obtenu son diplôme de compétence à piloter en solo et montre sur son mobile une vidéo du cockpit, l’objectif pointé sur le pare-brise avec un atterrissage impeccable pour finir. Je lui demande si elle est une habituée des lieux. Elle nous dit que son père a ici ses habitudes mais personne n’arrive à mettre un visage sur celui-ci. Les habitués ont des jours et des tranches horaires comme des populations qui ne se croisent jamais et s’ignorent. Je lui demande si elle a une photo. Elle dit avoir une vidéo qu’elle nous montre, celle d’un père svelte aux cheveux gris dansant seul la rumba chez lui. Des habitués plus habitués que moi, des routiniers du quotidiens et certains plus d’une fois en soirée, personne ne le reconnaît.
Elles s’éclipsent comme elles ont une soirée karaagé pas loin, la plus jeune ne pouvant s’empêcher d’exprimer son ennui à ce qui s’annonce comme elle n’aime pas les fritures de poulet pané. Karaagé qui avec le vol à voile fait s’esclaffer tout le monde avec un jeu de mots qui ne se traduit pas. Dehors, il fait nuit noir et ressenti 1 degré.