Des salves de sourires


Il y a eu du bon à laisser en jachère la lecture du récent tome de Thomas Clerc sur le 18e arrondissement pour le reprendre au calme. Redite : c’est une écriture remarquable du bouger dans la rue de facture française, une rue, un nom, une longueur, une largeur, un numéro pour chaque bâtiment sans exception. Tout cet outillage qui permet comme points d’appuis de circuler via le texte dans l’espace construit. On sait : il suffit d’énoncer le nom des rues, d’agrémenter cet énoncé avec des numéros d’immeubles, de saupoudrer avec quelques mentions de commerces pour exprimer la progression dans l’espace du marcheur. Il n’est nul besoin de faits, d’anecdotes, de narration. Il suffit d’énoncer. Quels sont les points d’appuis descriptifs d’une rue de Tokyo (et des quartiers de tant de villes provinciales plus ou moins clonées? 


Comme performateur, Clerc fait dans le champ de l’impromptu façon caméra invisible téméraire, un brin provocateur. Il demande au passant l’impossible - c’est à dire l’impensé - à des clochards - 1 euros en échange de leur nom écrit sur un carnet, bourgeois bohème mis en orbite de la constellation littéraire dandy critique des tares sociales perçues dans le quartier, certes. Mais manque la dissonance. Il n’est pas dissonant avec ce qui se passe, ni avec ce qui se passe quand ses stratagèmes ne fonctionnent pas. D’ailleurs, il y a un intérêt narratif à ce que ses stratagèmes coincent, sinon quel avantage à réitérer la demande d’inscription du nom d’un clochard sur un carnet en échange d’un euros si cela marche à tous les coups? 


L’auteur non-dissonant est approprié aux salons, aux apéritifs qui suivent le débat sur la scène. Qu’il se moque parfois de lui-même est de bonne guerre. Le lecteur qui approuve se retrouve dans cette non-dissonance. Il pourrait lui-même figurer aux apéritifs, une assiette en équilibre dans une main, un verre dans l’autre, occupé à performer le pacte linguistique souriant et précautionneux de la non-prise de risque, c’est à dire n’éviter absolument d’exposer un point de vue dissonant.


On ne les voit pas manifester, être solidaires dans la foule en mouvement. Mais certes, dans le domaine de l’écriture de la rue, ce que fait Clerc est inédit. Post-Perec, post-tous les précédents flâneurs. Les chercheurs-gloseurs en littérature de la mobilité urbaine vont avoir du grain à moudre pour des dizaines d’années. 


Il ne faut pas oublier que la rue comme scène d’interventions subversives n’est pas n’importe quelle rue, que subversif dans l’espace public ne se déroule que dans une société pas millimétrée, où le foutraque, l’échange intempestif de mots avec des inconnus constituent la norme du quotidien. Là encore, on est aux antipodes de la rue japonaise. Que peut-on ici de subversif? Demander son chemin? Apposer un discret graffiti à côté d’autres graffitis à Koenji qui est ainsi un espace permissif pour le graffiti de taille menue. L’étiquetage discret par sticker apposé sur un bout de mur, un tuyau d’une gouttière sous le viaduc des trains est une variante du graffiti. 


La subversion soft japonaise est elle par contre offerte à l’accoutrement, paradis du cosplay mais pas créativité du sapeur, dans le sens où la réaction de la majorité habillée en gris noir beige est celle de l’indifférence au passage de l’individu qui tranche par le vêtement, ou plutôt de la non-réaction ostentatoire puisqu’aucun contact n’est recherché. Les maikos et geishas dans les ruelles ripolinées de Gion dont les passages sont suivis par des obsessifs filmant, surtout mâles japonais la soixantaine passée mais encore capable de détaler, constitue le summum de la subversion régimentée et colorée qui génère - il faut le voir - des salves de sourires. 

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