Teramachi : Ecrire la marche en caméra embarquée


Comme empaqueté, un peu bébé tenu dans les bras. L’inconnu qui film avec une caméra embarquée est bien entendu invisible, et je coupe le son malgré qu’il ait le bon goût de ne pas commenter, juste enregistrer les bruits de la ville.


Son pas est celui d’un résident sauf par moments où il s’attarde au fronton d’un temple ou d’une boutique de facture ancienne, mais plus sur ceci plus loin. Un résidant procède selon un pas affairé ou fatigué, pas un pas d’une personne pour qui l’observation est la tache essentielle.


La lecture répétée de la carte et des plans variés joue, associée à des bouts de souvenirs pas lointains, de morceaux de vécus, de passages dans le secteur, d’associations avec d’autres lieux dans d’autres villes de fonctions identiques. 


La lecture répétée de cartes avec en nébuleuses les lectures de fiches informatives, d’articles, de Wikipédia, de photos, peu,  tout comme pas de Google Earth maladroit, construisent une mémoire faite à la fois de familiarité vraie et feinte. Feinte mais pas fausse. Disons, une familiarité construite, comme on dit que le sens de l’habité se construit, même l’habité en passant, même à distance, par construction progressive d’une sorte de carte mentale. 


C’est une forme de connaissance reconnaissance préalable et à distance du terrain. Cette formule, la marche exposée par caméra embarquée au rythme de la marche et sans commentaire aucun est une des formes visuelles les plus émotives de l’exposition du quotidien. 


La Nostalgie 3.0 n’est non seulement plus ce qu’elle était, mais elle est tout autre : à la fois mélancolique et refraîchie comme une application mise à jour.


Ce marcheur et sa caméra embarquée se propose de remonter la rue Teramachi à Kyoto du sud au nord, donc de ce coude à peine qui nait en partant de la gauche de l’avenue départementale 32, pour un parcours qui finit au débouché sur l’avenue départementale 37.


L’image de la 5e avenue à Manhattan est celle d’une foule qui marche avec des autos, donc une avenue fortement piétonne.


Il est plus qu’irritant de devoir nommer des avenues par de vulgaires numéro en l’absence de noms communs sans une forte signature de présence humaine en mouvement sur les trottoirs. C’est une injure au marcheur mais aussi une illustration qu’hormis de rares avenues transversales - Shijo par exemple - tout le reste qui court sur l’axe sud-nord - je préfère nord-sud - n’a jamais eu en tête que les autos. La 37 en toute logique serait la Ichi-jo, mais on oubliera fissa la logique. 


Pourtant, l’attachement ou son contraire aux voies urbaines, fonctionne avec des noms.


La marche en caméra embarquée en dit beaucoup sur la marche comme signature. Elle est regard et exposition de celui qui marche avec sa caméra embarquée située je suppose à un nouveau inférieur à celui du regard. Mais malgré tout, personne ne marche exactement selon les mêmes axes fins. Personne ne négocie très exactement le croisement d’avec des personnes marchant dans le sens inverse, des voitures passant à proximité, un camion de livraison sur le bas-côté qui exige de bifurquer, de louvoyer, d’éviter brièvement, et de choisir sa direction. La marche en ville est un slalom. La manière de slalomer forme un sillage personnel invisible mais sensible à soi. 


Ce marcheur marche plein nord, alors qu’hormis une seule fois précise, ma mémoire visuelle embarquée est orienté plein sud, au départ de Teramachi pas loin de la mairie de Kyoto quand démarre la partie couverte.


Ode éternelle à la galerie marchande couverte. 


La découvrir, la couper en son milieu par un machin immobilier beige comme à Oyama est un crime et l’amorce d’une anémisation certaine et irreversible.


Kyoto dans ses rues centrales du quotidien est particulièrement grise, bien plus grise que Tokyo? tel que ressenti la dernière fois, grise comme l’imagerie de Kyoto ne l’est pas - d’où une certaine déconvenue qui ne concerne pas Osaka - et réactivé au visionnage de cette marche de quelqu’un d’autre que soi mais si proche de soi dans ses choix de visualisation. 


C’est vraiment gris, et sombre.


L’exposition du quotidien par caméra de marche embarquée où aucun incident particulier n’est visible est l’antithèse du documentaire, du film de guerre, du film d’action. Il n’y a pas d’histoire. L’histoire est cette transition dans la rue, celle dont vous êtes ou pourrait être à l’occasion le héros. C’est l’histoire du quotidien. Et avec un peu de recule, il y a de quoi y trouver matière à cogiter sans fin. 


Cette visualisation est un miroir, un déclencheur de souvenirs mais pas dans le mode mélancholique parce que pas le temps, parce que ça avance, parce que ça marche. 


Parce que ça marche, et parce que le visuel est un bruit , un crépitement. Il y a convergence de découverte - en passant - et de reconnaissance, d’abord d’enseignes - la trop similitude des enseignes nationales qui rendent si équivalentes tant et tant de villes et de quartiers au point de savoir à l’avance où l’on va mettre les pieds. 


La vue d’un 7Eleven comme un autre parmi des milliers dispersés sur tout le pays déclanche à la fois l’allumage d’une diode dans la mémoire vive et une note musicale associée qui peut se résumer par un bof.


La signature-regard d’un filmeur en marche en dit long de par ses choix. Il ralentit devant le porche des temples, pour dire silencieux qu’ici est un temple et que Kyoto est une ville à très forte concentration de temples, preuves par ralentissements et pauses brèves à l’appui. En cela, il reprend le discours touristique, et ne crée pas un discours visuel propre hormis sa trace dans l’espace.


Parfois, le regard marchand pénètre à l’intérieur selon des choix qui semblent être du domaine de l’improvisation, tel à la fin de la promenade quand il fait le tour du périmètre intérieur du Honnoji, exposant ainsi le gris et le foutraque d’un lieu encombré d’automobiles, dénué du charme d’un “beau temple”, et donc inscrit dans la banalité du quotidien de ce quartier, et donc méritant d’y faire un détour en passant pour sortir des cartes postales et photos retouchées et voir ce qu’est un temple banal. 


La marche sans rendez-vous particulier à destination permet le luxe de faire des détours pour voir qu’il n’y a rien à voir de sensible pour soi.  


Une fois l’avenue Shijo traversée débute le traveling dans la galerie marchande couverte. 


Ce moment m’est favori, sans réserve. 


Les rares mais tellement marqueurs auvents de maisons de tradition sont aussi une raison pour le regard qui marche de marquer une pose. 


Esotérisme et vintage sont donc deux marqueurs importants que le filmeur veut souligner, pour lesquels il en kiffe. 


Les boutiques de vêtements majoritaires ne génèrent pas ce regard appuyé de côté, ce qui en dit long sur l’intérêt vrai pour la fringue. 


Mais pour autant, il est probable que le marcheur filmant qui marque une pause devant le superbe et foisonnant marchand de thés Horaido n’achète jamais de thé en boutique de thés. 


Son regard animé par cette mélancholie automatisée vis-à-vis du look vintage - celui du good old time pas vécu - ne contribue en rien à la perpétuation d’un commerce sans avenir à long terme. 


Tels les touristes du dimanche en extase photographique à l’arrivée du tram à Minowabashi alors qu’il y a un petit commerce de quatre saisons tout près ou je me ravitaille qui mérite vraiment le détour : pas la photo mais l’achat de poireaux à rapporter à la maison.


Sauf à être investi de sous d’investisseurs et gentrifié en une boutique beige à la mode d’un Kyoto générique faux mais qui au bout d’un temps devient générique vrai. 


Ainsi, le brun foncé fonctionne aussi pour cette gentrifciation enfrication marchandisation d’objets voués aux produits nostalgiques de non-usage comme chez le papetier Kyukyodo plus au nord. 


Le marcheur filmant n’a pas de regard pour la petite terrasse devant le Tully’s de Teramachi, unique et précisieuse plateforme arrêt indispensable pour voir le flux et y figurer. S’y assoir et continuer de filmer serait en quelque sorte faire son Perec à Kyoto.


Questions à investir.


Ce que devient la nostalgie dans le cinéma de traveling urbain sans histoires.


Ce que peut l’écriture dans ce contexte. 


Note : d’ailleurs ça cogite dans les milieux académiques sur l’intersection, mobilité, espace, écriture et marche

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