Ultra intra zone Tokyo



Mission

Attendre jusqu’à 18 h que le soir s’installe puis partir en mission. L’idée même de mission fournit au paysage une sorte de clarté incisive. Au sortir de l’ascenseur à même la rue, la destination rouge apparaît bientôt éclaboussante au loin. Ce halo rouge est remarquable, un incendie, la confirmation finale qu’il n’y a effectivement aucun autre commerce de bouche immédiat, aucun autre commerce illuminé à même le carrefour, aucune illumination concurrente.


Ce qui est venu a posteriori en mémoire, cet air de peinture d’Edward Hopper est corroboré bien avant que d’approcher de la bordure du très large passage piéton, celui déjà connu confirmé comme nécessitant de démarrer immédiatement la traversée dès lors que le feu piéton passe au vert, au risque de se faire des frayeurs, encore plus en l’absence d’une zone de refuge médiane si jamais l’arrivée de l’autre côté avant le démarrage des véhicules fut mal calculée.


C’est Hopper. Mais en rouge, un Hopper qui aurait passé du bleu verdâtre au rouge de restaurant chinois dans une nuit américaine aux néons.



Du comptoir, le paysage est autoroutier intra-urbain. L’hypothèse qu’il s’agit ici d’un point de vue hopperien ultra-urbain, marginalement tokyoïte, mais anti-glauque, ce qui contredit Hopper, est magistralement confirmée. Il est donc possible d’écrire, ou penser écrire à Tokyo une fois la nuit tombée debout, observant les passants qui attendent au feu pour traverser dans la direction opposée de tout à l’heure, celle vers la station. Pour cela, il faut un poste de vigie, un promontoire à intensification de ressentis.


Les murs sont des attrape-mouches, tapissés d’une glue résiduelle des fumées des grills. Une partie du comptoir fait face à un mur. C’est la moitié gauche de celui-ci qui offre comme d’une tribune d’honneur protégée d’une vitre antiballes cette vue qui maintient en alerte. En fond, il faudrait une version audio de The Metropolis and Mental Life de Simmel pour tenter de saisir au passage ce qui colle comme les murs avec la vue déjà imaginée en hiver, ou sous une pluie torrentielle de cinéma. Venir lors d’un prochain typhon.


Dans un article récent du Financial Times sur la montée de l’immigration chinoise de classe moyenne très supérieure au Japon à commencer par Tokyo, il est fait mention de sacs entiers de renminbis – de la marque North Face modèle imperméabilisé – destinés aux paiements cash de biens immobiliers. Ici est un lieu nodal où la passation d’un sac noir de la marque North Face imperméabilisé peut avoir lieu. Dans quelle mesure la devanture rouge entre dans l’angle des caméras de surveillance du carrefour est une question à clarifier au préalable.

On tâchera désormais de trouver dans cette ville accessoirement nommée Tokyo de tels lieux marginaux dans le béton absolu, postes de vigie et d’alerte mentale aiguë où trafics et écritures possibles se rencontrent. C’est un lieu de convergence d’idées en action, comme celle du “présent total” que Miller Henry oppose au “présent traditionnel”.


“In the full present which is the living moment, we join forces with past and future”.


Le passé, le futur maintenant. Dans un cadre infra-hygiénique s’expérimente un vol mental magistral en sustensation. Le chaos – terme trop automatique associé à la vie en métropole – s’y voit contredit par le milieu suffocant d’éléments qui s’attachent au chaos, sonore, atmosphérique, construit. Échos vibratoires de l’autoroute suspendue juste au-dessus. Le chaos, c’est souvent la fatigue urbaine, le trop de fatigue dû au travail pourri. Ici s’offre la sustentation en mode statique.



Mon voisin avachi les mains et avant-bras sur le comptoir, seule surface épongée de serviettes grises, regarde quelque chose de sportif sur son écran. C’est aussi du sportif sur l’écran au fond au-dessus du ventilateur d’assèchement de surface au sol où de jeunes femmes à la poitrine extra plate dénuées de gras pratiquent des efforts dans une ambiance de famille en liesse. Il pose son bock à répétition sur le comptoir en provoquant un bruit sec théâtral qui n’ose pas aller plus loin dans la violence gestuelle. Il feint le prélude à l’ébriété. Il s’ennuie comme un rat qui n’a même pas cette opportunité. Autour pourtant, rien n’évoque l’ennui qui n’existe pas.


Ce qu’a provoqué la visite de la page Par là Paris ? C’est une énorme bouffée de nostalgie logicielle. D’abord HyperCard, qui a rallumé le projecteur sur StorySpace – tant d’histoires hypertextuelles caressées jamais écrites – Tinderbox, et avec un coup de pouce d’IA pour en retrouver le nom, l’antique vénéré Guide de 1986, l’effarement jamais vraiment digéré de créer un lien vers un autre écran, et de provoquer l’affichage de celui-ci par un clic sur un mot de celui-là.


“dans le but d’envahir, littéralement et littérairement, Paris.”, tel est l’objectif attrayant de la carte qui rappelle pourtant à s’y méprendre HyperCard.


Mais pourquoi tant de localisme, alors que des tunnels informatiques façon quantique pourraient lier des ici à des là-bas, Paris là Tokyo ? C’est qu’on se leurre par soi-même sur la perception cosmopolitaine du monde. Une fois la connexion Zoom éteinte, c’est retour à la géographie immédiate. Aux soucis du quotidien. Au quotidien, effort inconscient de nier ce que d’extraordinaire il s’est passé tout à l’heure, l’échange de quotidiens de longues distances soudain comme si disparues.


J’ai poussé avec aisance sa grosse valise conçue pour être poussée avec beaucoup d’aisance sur les trottoirs, jusqu’à la sortie sur le pont, point de rendez-vous de la passation. Je lui ai demandé comment était le périple, ce qui pouvait bien y avoir d’intéressant à Nagoya, rien sinon qu’y marcher et une différence architecturale, énoncé qui m’a provoqué à l’entendre quelque chose d’assez commun tantôt qui est de l’ordre de l’effet propofol, un flash de vide de la pensée sans plus de conséquence, un moment très bref de courbe à plat. Marcher à Nagoya et partout ailleurs, sport touristique international le plus visible. Il a aimé surtout Kyoto, Uji, Arashiyama choisi à une heure de moindre fréquentation. Les noms de lieux sont génériques, leurs ressentis personnels et possessifs.


Vivant à l’étranger – expression comique – en lien amical comme avec M pas plus tard qu’hier en pause de conférence à Vienne qui prend le temps de répondre aux nouvelles, de donner des nouvelles, mon quotidien, les pensées, réponse enregistrée en allant faire les courses au supermarché, se trouvent ainsi ensemencés par des remarques sur son quotidien européen où il n’est question d’aucun titre d’actualité, mais du projet à terme de déménager à Rome, les difficultés financières, mais heureusement l’alignement acquis et ferme des membres de sa famille sur le besoin de quitter l’Angleterre et sans regrets. Des petits riens où affleurent aussi des tendances, des signes historiques du moment présent, mais surtout des petits riens.


Liens 

Edward Hopper Nighthawks

Par-là Paris

Guide (hypertext)

Tinderbox et Storyspace

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