La ville XXL
La ville n’est pas vécue ainsi. On peut mesurer le décalage par exemple en comparant le temps libre (TL), le pouvoir d’achat (PA) et les préférences (Ps) pour user le temps chez les visiteurs, d’avec le TL, le PA et les Ps des locaux. Cela ne fonctionne pas au niveau global de la ville bien trop étendue, mais dans ses quartiers phares, les nodes en tête de gondole pour drainer des flux de passages massifs, des flux XXL. Dans un quartier donné et fréquenté par les visiteurs et les locaux, plus les PA se ressemblent, plus à un moment donné se confondent le TL des locaux et celui bien plus étendu des visiteurs. Les modes de consommation deviennent très proches, tout comme les Ps, ou parfaitement identiques. Locaux tout comme les visiteurs pratiquent l’espace comme des touristes.
La ville n’est pas vécue ainsi. Quelle surprise d’apprendre que le bâtiment 1 de la mairie de Tokyo est maintenant un écran nocturne d’expérience immersive, un peu comme un cinéma en plein air sur écran XXL. C’est parce que la ville n’est pas vécue ainsi que ces choses-là vous passent à l’as. Une rapide recherche sur ces expériences immersives expose à quel point on a raté le coche, heureusement. Ce nombre est considérable, affolant. L’électricité est verte. Ça rassure. Dans un secteur aussi ostracisant pour le piéton et originellement sordide la nuit qu’est la partie ouest de Shinjuku - une discussion contradictoire sur le sujet n’est pas autorisée - l’illumination XXL d’un bâtiment XXL doit fonctionner comme les phares la nuit sur une route de campagne dénuée du moindre éclairage. Les insectes subjugués s’écrasent sur le pare-brise. Fascination enfantine de voir se mouvoir des formes lumineuses XXL. Marché de Noël tous les soirs de tous les jours de l’année. L’attente d’assister à des moments XXL est aussi effarante. Mais bon, la statue de la Liberté, l’Empire State Building et les tours façon Eiffel ont débuté tôt. La tour de Babel aussi.
Le pauvret Godzilla de Yurakucho va se faire dépasser si pas entièrement zapper par un machin dodu XXL allongé à proximité du parc de Hibiya remodelé bientôt. On n’ose même pas citer les designers impliqués quand un a son nom même en marque déposée. C’est fait pour ne pas oser. Et puis Godzilla, c’est violent, ça sent sa guerre froide, on voit suffisamment de choses dans les médias. Le même dodu XXL mais debout se trouve en bord de falaise à Chiba regardant la mer, sans doute dans la direction de Yurakucho. La privatisation de l’espace visible public, donc le vol du regard, est une forme de totalitarisme, mais pour la bonne cause de la surconsommation et formation associées de flux massifs. XXL, c’est selon, une attaque massive de dyspnée, ou une subjugation avec pour choix d’approuver, ou d’approuver. Shibuya en est pourri jusqu’à la moelle de cette optique, qui mérite en plein terre-plein devant le carrefour scramble eggs sa version d’une poupée dodue XXL. C’est peut-être prévu. Poupée dodue pour la partie diurne, électricité verte la nuit pour les projections. Que des blancs et des blondes sur les images encore virtuelles de comment sera le quartier, comme sur les panneaux annonçant l’érection bientôt ici d’une salle de gym.
La ville n’est pas vécue ainsi, sauf par certains.
Avant de traverser le carrefour géant nocturne, une jeune femme au visage soucieux et très empathique s’enquiert des besoins d’une dame âgée les mains vides, portant un pantalon d’intérieur avec une des jambes remontée presque jusqu’au genou. La dame a l’air un peu perdue mais pas paniquée du tout. Elle est borderline Alzheimer et laissée seule, ou bien échappée sans le savoir elle-même de sa maison d’où personne n’a remarqué sa disparition. Le patron du grill qui semble la connaître - la zinzin du quartier - lui demande gentiment mais avec autorité de poursuivre son chemin le long de l’avenue aux sonorités de périphérique. Il semble savoir qu’elle habite quelque part là-bas. Entre-temps, la jeune femme empathique a disparu, bientôt la dame la tête en l’air aussi.
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