Cocons phoniques


Au New Yorker’s Café de Takadanobaba, c’est très studieux. La couverture du manuel que ma voisine feuillette est intrigante. Difficile au premier regard de saisir le titre mais c’est du chinois. Voir un visage blanc blond plongé dans un ouvrage en chinois et s’afficher sur son écran perso un point d’interrogation expose son retard pris dans la conscience de la modernité. Elle porte un de ces casques d’isolement du monde extérieur, et la mauvaise conscience de n’avoir ne serait-ce que l’idée que je passe pour un dragueur à oser lui demander les circonstances de ses heures studieuses empêche de passer à l’acte indécent de poser la question. Tant et tant de pistes pour un journalisme ouvert.


Mais entre-temps et quelques regards supplémentaires en douce, le titre est apparu, puis prompté, pour apprendre qu’il s’agit d’un livre d’apprentissage du chinois, en japonais donc, publié par la maison d’édition ALC, selon une méthode d’écriture d’un journal personnel - du diarime quotidien - de trois lignes. Une foultitude de side dishes à récupérer sur le mobile font que toutes les dimensions sont abordées : la lecture, l’écriture, l’écoute, la prononciation. Impressionnant. Courage.


Refuge


Carrefour bien connu aux abords horripilants pour les piétons. On l’aborde par la sortie 2 de la station Gokokuji, celle avec un ascenseur. C’est très routier donc très violent, et cela s’intensifie jusqu’au dit carrefour, l’autoroute suspendue, l’énorme tronçon parallèle qui mène à Ikebukuro avec une signature sonore massive et constante. L’autre branche plus calme monte vers une épicerie turque à gauche, et plus loin aux abords de Mejirodai. Le carrefour est un irritant majeur et stressant pour qui marche, avec des passages piétons très larges et longs qui se pratiquent comme sur un fil, avec la crainte de tomber. Sans connaître le coin, on ne peut imaginer qu’il ne faut que deux minutes dans les interstices pour être au calme, rejoindre par exemple mollement une des stations du tram du côté de Zoshigaya ou Kishimojin.


Après le spectacle, à deux pas, on retourne au carrefour par manque de choix, d’autant plus un dimanche. Yakitori Line est placé en plein sur le carrefour, en première ligne des accélérations sonores qui en rajoutent par les motards en particulier quand ils pénètrent avec ampleur dans ce qui doit être de l’ordre d’une voie royale. Le coin bar est étroit, en forme de pointe, malaisé, standing only, avec un écran au fond qui diffuse la télé, un ventilateur de sol massif comme pour sécher une dalle, et pas de clim. Le lieu donne un point de vue radicalement autre du carrefour, pas celui lors que d’attendre que le feu piéton passe au vert, position pourtant située à trois mètres à peine.


On y est directement exposé au carrefour, mais sans y être, comme dans une autre dimension géographique. La métamorphose conséquente est intéressante - on aura tordu le cou au mot pulsionnel “fascinante”. Vers 20 h l’établissement est plein et les commandes lentes à arriver avec celles certainement plus nombreuses pour les livreurs. Le saké est le plus bas de gamme des pseudo-sakés, un commentaire épicurien sur la qualité des brochettes suffisamment bonnes est inutile.


Ce qui est utile et d’intérêt, c’est la conséquence du changement de point de vue sur la perception globale du carrefour, dans un environnement à concentration de pollution que l’on préfère ignorer. On est bien. Une conversation a lieu où il est question de théâtre, que j’écoute surtout par manque de compétence à y participer. Le carrefour et le zinzin du ventilateur, le ronron de la télé, celui de l’extracteur d’air qui flanche au dessus des grills se confondent en un fond de fête foraine. Flashs de stands sur les trottoirs, un marché de Noël en pleine chaleur moite, un manège coloré dans la perspective ne seraient pas de trop. La fiction permettrait cela mais rester juste au bord alors, ne pas s’aventurer plus loin est suffisant.


C’est peut-être l’effet refuge dans le blizzard dont il s’agit, voir la tempête à travers les vitres, se sentir protégé. Cocon cacophonique. Pour preuve, le sentiment disparaît immédiatement une fois sorti de l’habitacle. Retour plus tôt que les autres, entrée par l’ascenseur de la sortie 2. Le carrefour n’a pas changé, juste bougé, ce qui est déjà une évolution sensible considérable.


Je vais vous dire. Un des problèmes de la routine des attachements géographiques est l’oubli. Il ne s’agit plus trop d’explorer ailleurs – extra lucide de la grammaire des quartiers de Tokyo, qui s’applique dans les autres cités du pays. M m’aura répété en Italie que si jamais un jour il vient à Tokyo, il voudra comme à Taïpeï marcher au hasard. 


Je n’ai pas encore réussi à le persuader que c’est une faute de grammaire géographique, même si massivement pratiquée par les primo-visiteurs, que de vouloir le hasard. Le continuum piéton, sauf si l’objectif est de faire de la distance, n’est pas compatible avec le confort et l’intérêt des quartiers qui sont des pièces recroquevillées sur elle-même, même si avec ampleur.


Sortir Asagaya de l’oubli ce dimanche après un passage à Koenji n’est pas un hasard, mais un calcul, une stratégie, une véritable manigance. Il s’agit de remettre le quartier dans le jeu de la familiarité, d’en (re)faire une véritable extension de Koenji, mais sans justement le sas intermédiaire entre les deux stations, la marche le long des voies du train, couloir anémiant. Ne pas se réduire dans Koenji donc et y ajouter de temps en temps la station d’à côté, pas comme un continuum mais un second arrêt, une seconde nature. 


Le prétexte du jour est d’aller au café Le Violon avec l’appréhension d’un tournant depuis la dernière fois lointaine, malaise à l’idée de tomber non pas sur une horde, mais une petite queue de ruelle buzzée, petite mais aussi efficace qu’une manifestation, un caillot sanguin. Dès les abords au sortir de la station, il n’en est rien jusqu’à destination. Une famille pénètre dans le restaurant thaï voisin. Personne devant l’établissement, bon signe, mais tant qu’on n’a pas mis le nez inquisitif dans la boutique, on n’est toujours pas rassuré.


La Cinquième de Tchaïkovski a débuté. Il ne reste que deux places. Il s’agit d’un “concert de vinyles vintages” de trois heures, un truc d’otaku de 70 ans et plus organisé quatre fois par an. Le monsieur timidement explique sa sélection entre les morceaux sans regarder quiconque dans la micro-assemblée. Aujourd’hui est le jour, la dèr de 2025. Pur hasard de connivence. Ce café mélomane n’est pas anar punk de Koenji, mais tout aussi une forme de résistance ici diurne, qui ne se sait pas erésister. Une anomalie, un refuge encore. 


Comme le silence est de rigueur, on peut y tester à l’occasion une forme originale d’écriture à deux, l’épistolaire en direct. Chacun est muni d’un bloc de Post-it Notes et s’échange des petits mots. À la fin du concert –  après L’Or du Rhin de Wagner avec un LP de 66 et Shéhérazade de RK, 1964 – on réunit les notes et on passe au stade fanzine. 


Ma voisine de gauche alterne entre une liseuse sur laquelle elle joue aux échecs et un livre papier. Un voisin de droite regarde son écran. J’ai sorti le Jankelevitch, à micro-doses. Personne n’écrit, mais c’est en fait une erreur d’appréciation. Alors que je vais payer mon dû au comptoir, j’aperçois dans un recoin encore plus caché un jeune européen peut-être qui rédige sur un carnet. Je ne lui donne pas 20 ans. Pourvu que cela mène à une oeuvre marquante.


Dans la galerie marchande, la familiarité revient, le tracé avec des courbes légères et la lumière filtrante associée du toit qui sont signatures singulières de cette galerie, celle-ci très précisément, et pas une autre.

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