Ne pas oublier de ne pas oublier
de ne pas oublier de se remémorer une fois de retour à Tokyo, réactiver l’expérience d’avoir été…
Remugles (synonyme de “moteur!”).
C’est in situ qu’était venue l’idée brouillonne de réactiver plus tard, ailleurs, à Tokyo, l’expérience d’avoir été, d’y avoir été, de se remémorer intentionnellement d’y avoir été, et d’écrire l’effet que cela fait, comment la simple nostalgie est le tremplin d’une possible mise à jour. Mais plus de considérations sur ce point plus tard.
Aucune méthode ni protocole préétablis. L’occasion s’est présentée pas plus tard qu’en début de semaine quand M m’a transmis en direct une photo prise sur le quai 19 de la station Termini à Rome. En mode private joke, j’ai immédiatement répondu par la stupeur que le train pour Frascati annoncé au départ de 6 h 35 puisse partir du quai 19, et pas du 20A, suivi d’un doute instantané et d’une demande de confirmation ou correction : 20A ou 21A ?
La réponse immédiate fut : 20bis, comme quoi la mémoire du chiffre était correcte, mais pas celle de l’attribut déjà détourné vers une non-réalité. S’agit-il d’un phénomène de l’ordre de l’hallucination LLM ?
M a ajouté dans la foulée Too early, que les trains matinaux pour Frascati partent du quai 19 — ceci est une nouvelle et donc du domaine de la mise à jour, la mise à niveau de savoirs qui déplace la simple nostalgie vers le présent — et non du 20bis qui demande de marcher vite et beaucoup le long du 20, comme le tronçon de voie 20bis s’arrête aux niveaux de butoirs éloignés.
Ce qui surprend d’abord est l’échancrure qui expose le ciel sombre. Il est 6 h 05 à la pendule. Il fait encore nuit à Rome où le jour se lève à 6 h 50. N’ayant pris ce train dans les deux sens que de jour, cette vue aussi participe à la mise à jour, pas à la nostalgie, à la rigueur au possible regret de ne pas avoir pris ce train à une heure très matinale juste pour voir ce que cela fait. Mais alors, descendre des hauteurs de Frascati pour rejoindre la station dans la pénombre sans doute peu éclairée de la ville endormie avec ses pavés lascars, creux et bosses presque à chaque pas, aurait été une affaire à haut risque de se casser la gueule, quand déjà en plein jour, une attention particulière au sol traître était à chaque fois requise.
Je revois d’ailleurs descendant vers la station cette rue en contrebas à gauche qui débouche presque immédiatement sur un escalier qui monte sérieusement, dans un colori, un halo entre ocre et rose, quintessence italienne, dans le souvenir qui pourrait être immédiatement ravivé puisqu’une photo existe qui pourrait être très simplement affichée sur ce même écran, mais le souvenir de l’existence de cette photo suffit. Les photos non vues, non revues disent quelque chose de la valeur en baisse de la photo souvenir. Comme madeleine-outil à faire surgir des souvenirs, l’observation de la carte devenue une habitude plutôt addictive provoque en mémoire le scintillement de quantité de micro-flashs de souvenirs où la sensation d’une courbe, la sensation du terrain sont aux premières loges de l’agentivité. La grammaire des rues, oui, la mémoire des jambes, des mollets, de la voûte plantaire aussi. Plein d’interfaces de mémoires physiques.
Retour à la photo du quai 19.
Ce qui est remémoré est la surprise initiale d’avoir vu le même marquage en relief au sol que sur n’importe quel quai au Japon, c’est-à-dire le souvenir d’avoir été surpris de la chose à ce moment antérieur d’y avoir été, mais sur le quai d’à côté. Le mot Jazz sur la carlingue du wagon le plus proche se relit non pas comme une découverte, mais comme la remise au moment présent, la mise à jour d’avoir noté sur place ce terme dynamique de coolititude détourné du domaine musical sans lien avec un train de banlieue romaine.
Parle-t-on de "carlingue" pour un wagon ?
C’est ensuite que reviennent d’autres moments et secteurs de la gare Termini où nous nous sommes vus trois fois au fait, comptabilité qui est, elle, une découverte, une prise de conscience pas pensée alors, révélation d’un décompte impensé jusqu’à pas plus tard que tout à l’heure. Trois fois effectivement, dont deux déjeuners dans cet énorme food court de la station, empilements de nourritures, de plats, des chefs visibles dans l’action derrière des comptoirs, du staff assigné au stress constant des flux, plats instagrammables en volumes porcifs, non seulement une indécence de ressources, mais un affront en regard de la cuisine italienne sans esbroufe, la cuisine correcte. Rien n’était bon, sauf le café.
Ce qu’ouvre cette photo comme possibles de la fiction urbaine en mode autofictionnel est par exemple une déambulation sans buts précis dans tous les interstices matinaux de la station encore très peu fréquentée, marche stratégique pour intégrer sa topographie dans la mémoire des jambes, et des personnages rencontrés, observation attentive de l’architecture mussolinienne dans les coursives massives impériales. Peut-être aussi un retour à Frascati, mais par un train antérieur pour y arriver encore dans la pénombre, gravir la colline avec le risque de se casser la gueule bien sûr, mais en montant cette fois-ci, inventer des accès par portes dérobées aux diverses églises situées plus haut que l’on sait ne pas être pour la plupart ouvertes avant plus tard. La cathédrale peut-être, la cathédrale sans doute. Du mystère, bordel ! Du mystère!
Non.
Ceci est moins intéressant que de souligner encore une fois la banalisation qui ne le mérite pas des inputs de quotidiens se déroulant ailleurs, donc, pas l’actualité internationale, mais bien l’actualité de personnes de connaissance, de son entourage, celui-ci impliquant d’un point de vue géographique des distances considérables, réduites à presque rien par l’immédiateté d’un message, d’une photo envoyée à soi uniquement, et pas partagée sur des réseaux sociaux. Le quai 19 devient soudain et miraculeusement comme si accessible, grand écart de l’imagination. En clin d’œil final, j’écris à M que j’arrive bientôt, et que l’on se retrouve devant la boutique Moleskine, comme ce fut le cas en juillet.
Le problème de l’expression nostalgie augmentée est le qualificatif qui invariablement s’associe à la technologie de réalité augmentée, casques et toutes les lunettes qui viennent, alors qu’il ne s’agit absolument pas de cela. Sans doute que la nostalgie mise à jour, dans le sens de mise à niveau, qui sent encore malgré tout son technologisme, de mise à niveau dans le maintenant quand bien même très éloigné est une expression plus appropriée et apparemment peu usitée, dans l’immédiat.