Dans les caves de la résistance tokyoïte
L’ouvrage est une traduction au XXXIe siècle due au duo Marie-Anaïs Guégan et Romain Lossec. Marie-Anaïs Guégan a passé une thèse intitulée “La forosphère littéraire. Histoire, sociabilités et poétique des écrivain·es de la génération Y sur les forums d’écriture (2005-2024)”, thèse dont l’objectif est “d’écrire l’histoire de ce que nous appelons la forosphère littéraire, cette nébuleuse de forums qui existe toujours aujourd’hui, quoique plus restreinte puisque concurrencée par les réseaux sociaux et les plateformes propriétaires dédiées à l’écriture”.
Autant dire pour l’auteur de ces lignes de 66 ans qu’ici est un territoire moins familier que la planète la plus proche de la Voie lactée.
Le premier réflexe fut d’extraire les premières apparitions du terme “Tokyo” dans le fichier pdf du livre, d’abord dans la table des matières. Ce qui suit est extrait de l’ouvrage. La mise en page n’est pas d’origine.
Troisième période :
Bouquinistes et naissance des RPT (Réseau des Poétesses Tokyoïtes) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
Quatrième période :
Poétesses Tokyoïtes de New York . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
Cinquième période :
Les Brodeuses de l’Arché-Tokyo . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
« Je rêve d’un Réseau
Mondial des Kathy·s Tokyoïtes ».
Le Réseau des Poétesses de
Tokyo : Le Réseau de Mawatari Sayoko22, Le petit livre de conseils à mes sœurs du RPT parisien
d’Albertine du Coëtlosquet23 ou encore le
célèbre Manifeste Tokyoïte de New York du col-
lectif du Réseau NWC24, qui témoignent tous
de l’importance originelle, dans la constitution
de cette unité cénaclière, du réseau.
Dès 2039, et alors qu’en Europe l’intérêt
pour les Salonnières et pour le très récent
mouvement des « bouquinistes des quais »
est fort, Kamiya Sayoko fonde le Réseau des
Poétesses Tokyoïtes dans une Tokyo soumise
à la politique réactionnaire du VVD. La mort de
Kamiya dans l’attentat de la Bibliothèque fémi-
niste Akiko, orchestré par Kano Kinzo, chef du
VVD, provoque la fuite de sa sœur, Mawatari
Sayoko, qui fonde le Cercle des Poétesses
Tokyoïtes de New York (CPTNY) et la création
de multiples Réseaux de Poétesses Tokyoïtes
partout dans le monde.
… etc.
Arché-Tokyo et Broderies
Il est nécessaire, pour qui voudrait comprendre
l’Arché-Tokyo autant comme moment historique
que comme esthétique, de revenir sur la pratique
des « Broderies » dans les caves de la résistance
tokyoïte à la dictature odonomiesque qui domina pratiquement le monde entier pendant
le XXVe siècle.
Ce qui n’est pas connu, c’est comment se connectèrent
les esprits des poétesses de Tokyo avec celles de Svalbard,
des poétesses de New York avec celles de Niamey. Ce qui
n’est pas connu, c’est le réseau discret des correspondances
clandestines, des arcs narratifs secrets.
Tokyo n’est donc pas une obsession pour cette génération, mais quelque chose de l’ordre de la teinture indigo dans la fibre, dans le derme profond, liquide colorant qui fait corps jusqu’au plus profond de l’intime inconscient. Au risque de détruire le fil, il est impossible, impensable d’en effacer la couleur. La pensée Tokyo est un tatouage indélébile, sauf à brûler la peau.
À la lecture des premières apparitions de “Tokyo”, le mot dans ce texte, l’idée m’est apparue immédiatement que le terme était générationnellement une forme de particule atomique, quelque chose au cœur du cœur du noyau, une idée a-géographique, une tautologie totale, hyperdense, même pas une hyper-marque – aucune trace de marchandisation – ni même une fétichisation mais bien au-delà, ce qui positionne l’ouvrage dans une post-écriture en regard des médiocres écritures courantes de l’infatuation Japon, où Cénaclières ne se situe pas, je pense. Il n’est pas question de Japon dans le livre, ni même qu’accessoirement de Tokyo, mais de Tokyo halo, teinte comme bruit de fond. L’euphorie de la lecture parcellaire n’empêche pas pour autant de ressentir une certaine superficialité, texte qui s’étend comme une nappe colorante, nappe liquide sur la table de la cuisine qui dégouline sans cesse.
Pour l’auteur de ces lignes totalement insensible au collectif d’écriture (collectif de réflexion, oui), allergique à l’idée même d’ateliers et à ses performances, c’est une découverte, qui n’engage à rien, sauf à la reconnaissance que Cénaclières ouvre des pistes.
Tokyo est donc générationnellement affaire de teinture, de tatouage.
Brièvement, à un moment, on voit Tokyo, une géographie obsessive mais le territoire décrit ne dure pas.
Dans la ville de Tokyo soumise à la sur-
veillance stricte des Odonomos, drones géants
gérés par le Bureau central, les poétesses,
activistes et opprimées de la politique répres-
sive du Bureau se cachèrent, dès le début
du XXVe siècle, dans les souterrains de la
capitale japonaise. Utilisant les rames de
métro désaffectées, les réservoirs vides et
l’ensemble du maillage troglodyte de la ville,
elles organisèrent, pendant ce siècle, l’une des
plus formidables résistances à l’une des pires
organisations de contrôle ayant jamais existé
dans l’Histoire.
C’est le mot-teinture, attribution par soi qui ne figure pas dans le texte, qui domine, Tokyo comme Teinture, Teinture comme Tokyo, avec des sous-teintures comme Ebisu, Sumida (nom propre) et quelques autres, phonèmes japonais que l’on mâche dans la bouche avec une délectation implicite, que l’on fait couler entre les mandibules, les gencives, puis que l’on envoie langoureusement glisser dans la gorge. Tokyo liquide gustatif, millésime millénium.
dans Ebisu encerclées par le feu ovale des bombardiers
radiant
comme souvent nous fumons le calumet bourré d’huile
l’une après l’autre précisant notre destination
jamais nos origines
Il m’est évident que l’un des textes exégétiques futurs sur cet ouvrage sera “La représentation de Tokyo dans Cénaclières – analyse chimique teinturiale”.
Il m’est tout aussi évident que ce texte dévoile l’empreinte générationnelle de Tokyo, teinture osmotique qui pénètre au plus profond du tissu de l’imaginaire. Que Tokyo n’a pas lieu d’exister sinon que comme particule élémentaire à venir, lieu-même des catastrophes, son node, sa matrice, son talisman suffisant à soi seul, Tokyo liquide que l’on dira bleu noir profond.
Et pour se procurer le livre papier, quand bien même les versions numériques en ligne sont offertes, il faut trouver un passeur, une mule prête à se charger des 593 grammes de matière reliée – deux verres de saké offerts à l’arrivée, pas un – ce qui impacte de façon non négligeable la limite des 23 kg pour les voyageurs en classe embolie pulmonaire. Chez Lireka, le livre à 20 euros soit 3 500 yens est vendu 4 800 – la livraison c’est cadeau, comme 2+2 = 7. Il ne suffit pas de mentionner ce vendeur dans la catégorie achat “à l’international” pour que la dimension internationale paraisse intégrée au grand tout des possibles de lire. Ce n’est pas du tout le cas. Quand on passe à la caisse numérique distantielle, c’est une douche froide à chaque fois, la confirmation que votre local, Berlin ou ailleurs en Europe, est mentalement handicapé de la pensée internationale justement, de la projection mentale que la lecture, sur papier, est souhaitée à 10 000 km de vos presses.
Technologiquement, encore plus dans un contexte d’impression à la demande, il suffirait d’un protocole pour permettre d’obtenir illico l’ouvrage à ACCEA, chaîne d’impression au Japon, au quart de tour, et donner enfin au terme international un sens, et un doigt d’honneur aux disparus du tarif Livres & Brochure.
Pour le nouvel ouvrage de Nathalie Quintane qui sort le 17 octobre, une mule a été trouvée. Merci.
Notes ébouriffées et décousues donc, comme annoncé en exergue.