L’idée d’écrire pour être lu est incompatible avec l’idée d’écrire



Il a fallu encore lui signifier de cesser d’halluciner. La première réponse sur l’origine de la photo de la nouvelle biographie de Gertrude Stein ready-to-be-performed, audiobook-preformatted, read aloud baby, a été d’énoncer qu’elle a été prise dans le “studio”, rue de Fleurus, preuve à l’appui, les divers tableaux sur le mur dont des Picasso. Man Ray était passé au numérique très tôt donc. Contraction du temps et des distances, on sait, et maintenant contraction de l’histoire, pellets issus de petits flocons trouvés au fond du bac d’un broyeur de papier. Manque de chance, le fond de la photo est neutre et vide d’objets. Cela promet pour l’aide assistée aux non-voyants via l’IA.

Ensuite, ça a été impressionnant d’observer les strates successives d’investigation s’afficher une à une, la cuisine de l’IA en action, énoncer chaque étape de la recherche en langage clair, donc une succession de figures maquillées, quelque chose qu’il aurait été impossible par soi-même de mener à bien, voire même de penser dans tant de directions. Au final, il faut le croire car la confiance ne règne pas, aucune trace de crédit photo, juste un crédit d’éditeur de la couverture. L’IA photographique, c’est comme le MSG. Quand tu n’as pas l’habitude, les papilles signalent au cerveau que tout ce que tu mâches a un drôle de goût. Mais quand le drôle de goût est le goût normal et que ça ne passe pas, tu sais que tu es has-been. Sushi Pepsi, sans sucre. En un clin d’œil, après Rimbaud ado, Rimbaud moins ado, Rimbaud après l’opération qui l’a remis en selle - deux heures d’observation dans la salle post-opératoire et zou ! retour au foyer devant la télé (remplacer R par M comme Mishima pectoral), le drôle de goût dans les cellules oculaires qui bizutent le cerveau va devenir la norme. C’est que du bonheur pour les récits micro-uchroniques qui vont pleuvoir. Donc les fuir.

Chose rapportée autour du palais impérial. Un policier sollicité pour la perte hypothétique d’une pince à cheveux indique avec courtoisie les directions possibles où aller se renseigner. Plus loin au poste de police, un autre policier s’emporte à la française comme chassant le manant avec l’autorité de l’autorité. Les coureurs impavides à la chaleur courent, certains en vitesse de croisière extrême. Le parcours circulaire permet non seulement de courir mais de bouger les bras en pendule accrochés à l’articulation des épaules de manière très exagérée façon pantins, comme il serait impossible d’envisager de le faire par exemple sur une avenue ou dans les rues marchandes, sauf à paraître étrange au bord du ridicule, d’où l’étrangeté de voir un coureur suer à Kagurazaka. Le lieu d’exercice physique est hors de l’urbain. Ces lieux mais jouxtant l’urbain ne sont d’aucun intérêt pour qui aime la ville et n’est pas dans la performance.



S’atteler à une réflexion amateuriste sur le détachement et la pose blasée énoncés par Simmel dans le texte iconique de 1903 qui travaille depuis des mois, pour élaborer sur ce que ceux-ci signifient, sont et font dans le contexte d’être urbain en une ville, celle-ci nommée accessoirement Tokyo, un territoire, un contexte plutôt mollement ostracisant avec des degrés parfois mais rarement extrêmes même quand aimable, sauf à des strates bien essentielles comme le travail ou le logement, ses accessibilités. Sans pouvoir mettre le doigt sur quelque chose de très sensible, il me semble que le détachement est une condition majeure de l’ancrage, un sentiment d’ancrage pour soi seul, qui donc fonctionne pour soi seul, et c’est bien ainsi. Travailler le détachement n’a pas pour conséquence l’exacerbation des aigreurs ou des malaises, mais bien au contraire une mise à distance de celles-ci. C’est une hypothèse. La pose blasée est tout autre si pas l’exact opposé. Le détachement sans la pose blasée permet et intime de rester vigilant, à même de réagir face à des petits riens, apporter à la caisse du supermarché cette enveloppe très probablement oubliée posée sur la table où transférer ses achats du panier dans son sac à tout transborder, enveloppe ouverte qui au premier et dernier coup d’œil une fois saisie semble contenir des papiers pliés, et des billets, enveloppe posée là devenant intouchable pour la plupart, la confier à la caisse n’étant pas un acte de bravoure ni de chevalerie, mais la conséquence d’un détachement en acte. Certains lieux, pas le supermarché, sont favorables à cette performance du détachement sans ostentation, certaines rues, certains carrefours, certains lieux qui demandent d’être statique, tout ce qui est de l’ordre du promontoire.

Un texte intéressant de 2024, M. Patterson — “Scoreboard Urbanism: Theorizing Mental Life in the Digitally Mediated City” transfère au présent la thèse de Simmel dans une opposition au mode blasé remplacé par le mode notatif, le tout notation de tout et le ludisme en ville associé au tout notatif. L’influenceur, l’ennemi, y est énoncé comme le flâneur du XXIe siècle (OMG!), ce qui non seulement remplace la possibilité de l’expression du blasé, mais intime l’ordre du mimétisme de performer le ludique charmé. C’est sur ce point que les touristes étrangers tels que vus à Tokyo performent leur rôle de touristes charmés dans un environnement humain local profondément différent en termes de paraître, d’activités en ville, et de déficit de temps libre et de loisir qu’ils n’ont jamais eu et n’auront jamais dans la durée. La visibilité touristique est de l’ordre d’un cirque arrivé en ville, arrivée permanente, une vague indistincte chassant l’autre en flux constant et tendu, alors que localement, la clownerie est absente. Cette manière d’être en ville, parure, démarche, les couples, familles multigénérationnelles, tribus de recomposés, mecs entre eux plus souvent que filles entre elles est-elle la source d’un ressenti de blasé qui ne mène à rien hors l’irritation, comme dans cet article du FT de l’autre jour citant une Chinoise installée à Tokyo, excédée par la présence de touristes chinois qui interfèrent avec son rêve d’intégration mais sans dissolution, devenir consommatrice japonaise et urbaine.



Une fois la côte franchie, on se retrouve sur un plateau en bord de la falaise proche mais invisible. Le quartier Kitamachi est huppé, architecturalement rupin pas mauvais goûts et visuellement éclectique. Les deux grands rectangles qui forment le territoire ont dû voir tous les passages transversaux étroits bouchés au fil du temps pour empêcher les passants, les voleurs et les chats de s’introduire. Dans les échancrures, on y devine souvent des jardins d’intérieurs enviables qui ajoutent à l’esprit provincial d’un quartier préservé encore de tours. Même le petit square de rien, Nakamichi, est noté parce que la notation est devenue une addiction. Ce ne sont pas des enfants qui notent, donc on n’apprend rien sur le jet d’adrénaline à dévaler les toboggans ou à s’approcher du ciel sur les balançoires. Ce sont typiquement des notes et commentaires d’adultes, donc d’incompétents.

 

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