Pour des écritures géo-éclatées
N’attends pas. Sois inflexible mais sans raideur, sans aplomb sur ton appréciation des quartiers, des lieux. Ne quémande pas de confirmation comme si un adoubement, ne leur donne pas ce pouvoir qu’ils adorent, qu’ils se croient dotés et propriétaires à la fois. Ne sonde pas leur opinion qui est celle du buzz du moment, sois indifférent à leur éventuelle expression de déni, leur moue de pas convaincus experts donneurs d’étoiles. L’expert, c’est toi. À cinq ans déjà tu t’inquiétais de la disparition plus tard de ces lieux vintage qui en avaient 60 au moins. Cela s’appelle le génie de l’intuition des lieux. Partage, avec les gentils. Évite les flagorneurs et les méprisants.
Je demande à S de me débloquer une entrée à un comptoir à nourritures de Kyoto dans la catégorie nouveaux-venus-pas-bienvenus. Je demande à S mais sans y croire. Il n’ose pas, dans une chaîne de personnes qui n’osent pas, qui selon toute probabilité au bout de la chaîne, au bout d’une des dendrites de la chaîne qui part en quenouille comme un fil de laine à l’extrémité explosée se trouve certainement quelqu’un qui connaît. Ne pas oser, à la chaîne, c’est faire rocher. Inamovible. Il me recommande au final de téléphoner, que les tenanciers de nouveaux-venus-pas-bienvenus affichent l’argument souvent pour le principe. Le plan B est donc de téléphoner. À reculons je téléphonerai, en attente d’un plan C encore flou.
De par sa soudaine mobilité sociale très ascendante, mais incapable de par son caractère d’entrer dans le théâtre du mépris de classe, aguerri qu’il était de la flatterie qui ne le préparait pas à cette nouvelle donne, V choisit en silence d’entrer dans le silence. Il effaça certains liens par malaise du risque d’être pris comme dans les phares la nuit. Il laissa le lien amical s’effacer, lui par défaut d’entretien.
On me fait asseoir au comptoir beige où tout est beige. S’engage une conversation joueuse qui ne cache pas le manque avoué d’expérience. C’est un nouveau café, ouvert le 12, sur le thème du matcha (quelle surprise !). À table, l’expérience matcha est modernisée, choix de la poudre, du liquide entre orthodoxe et alcoolisé. Un wagashi entre, une décoction très transparente d’une herbe comme si pour se rincer la bouche (on me signifie que ce n’est pas l’objectif).
Elle reconnaît que le menu n’est pas clair. Il est effectivement verbeux et incompréhensible sans poser plusieurs questions, dont les réponses n’aident pas. La routine. Le thé lui-même se fait soi-même. C’est Do It Yourself. À disposition est un petit support articulé de table pour y poser son mobile et faire l’expo de soi au Mont Dentier. Avant l’examen, on peut réviser avec une vidéo sur ToiTube. Je garde pour moi mon opinion sur le goût. Tout est design, jusqu’au choix des physiques du staff de 20 ans au plus comme si une boutique ultraluxe. La patronne y compris, qui m’avoue préférer le café (je plussoie) n’a aucune expérience et savoir-faire sur le thé vert sinon que d’être Japonaise, donc experte. Tout est beige qui contraste bien avec le liquide vert.
On me propose de monter à l’étage voir ce qui sera très bientôt une location pour voyageurs. L’immeuble est sobre et beau, du solide de 50 ans bien repeint, escaliers refaits. Pas d’ascenseur par contre. Faire gaffe à la descente. Dans le vaste appartement, les climatiseurs haut de gamme délivrent un max. J’engage la conversation sur les fantômes vue la proximité d’un cimetière situé juste en face avec des tombes de célébrités du 16e siècle. Ils ne sont pas trop bruyants, plutôt conciliants. Cette facilité qu’il y a de parler partout de fantômes est heureuse. On me propose d’aller sur la terrasse qui sera à heures d’accès très limitées, parce que les voisins sont toujours plus réfractaires que les fantômes. La vue est superbe avec des angles en plongée sur les toits des petits temples attenants qui ont un air de Kyoto, Kanazawa me rétorque-t-elle. Native d’Ibaraki, c’est la petite Kyoto du nord-est qui lui fait plus sens que la maison-mère.
À proximité aucun commerce. Il faut donc descendre agréablement vers Ueno pour consommer. Je lui signale que du côté opposé se trouve Uguisudani à distance moindre. Je la sens soudain tendue et j’évite d’élaborer dès lors sur Uguisudani à distance moindre, doté des vivres, du yakitori Sasanoya qui fume sur la rue, de diverses gargotes et izakayas pur jus, de ruelles et goulets avec une forte concentration d’hôtels de passe et un flux de prostitution constant. Uguisudani, node du sexe tarifé avec ses encas de viandes grillées et de thon rouge luisant. Comme d’hab, comme ailleurs. Il y a même m’a-t-on dit un établissement scolaire pour garçons très coté. Il y a la poste centrale de Ueno le long du coude ample des voies de la JR qui est une des perspectives ultra urbaines que recèle Ueno au sens large. Il y a la librairie Doris, le Café de Hanaya, le café Gens qui ne rouvre pas, une poignée de petits temples sympas pour la déconnexion instantanée, le square Uguisudani qui ne demande qu’à être évoqué, écrit, filmé, même un restaurant basque, un autre de unagi que des passants de retour des cimetières à l’âge où on revient des cimetières recommandent, un supermarché gyōmu super, le site de la maison en piètre état que l’on visite de Masaoka Shiki, un restaurant ouzbek pas loin, la boutique de crackers de riz Tekona Senbei qui résiste au temps.
Le 1er octobre prochain aura lieu un spectacle autour du livre Pulsion de Sandra Lucbert et Frédéric Lordon à la Friche de la Belle de Mai à Marseille, posée sur un coude mais à l’intérieur des voies du chemin de fer, un peu comme si à l’opposé de la poste centrale de Ueno. Il est ainsi possible de faire apparaître dans une phrase des territoires lointains qui s’ignorent mais qui, pour soi en tout cas, et selon une coïncidence circonstancielle, font sens.
D’ailleurs, cela renvoie à quelque chose de très précis, une formule d’écriture envisagée in situ, pensée d’abord comme un pense-bête – ne m’oublie pas – pour plus tard, qui est maintenant. Le livre Pulsion se trouvait à la librairie La Mémoire du Monde rue Carnot à Avignon. L’objectif était tout juste de scanner les rayons, mais le gros volume s’est imposé à la vue, et l’envie de passer de l’écran au papier, quel confort encombrant ! fit que ceci alla dans le sac d’achats avec les vivres du Carrefour City. Mais le moment que je veux évoquer n’est pas celui-ci. Il se situe de l’autre côté, sur le mur opposé de la boutique, un coin petit, au sol consacré aux livres en lien avec le Japon, coin pas du tout recherché mais qui s’est imposé au regard scannant. Je me rappelle précisément, la couleur de la couverture aidant, avoir vu un livre de la traductrice Corine Atlan, livre de haïkus peut-être. Ce qui est venu par contre comme questionnement immédiat et cavalier est la chose suivante : pourquoi écrit-elle sur le Japon, question ingénue, posée comme si demandant pourquoi la lune est ronde ce soir ? De quoi cette évidence est-elle le nom ? Pourquoi Philippe Pons n’a pas écrit (en clair en tout cas) sur son enfance en Italie ? Les noms évoqués ne sont que des exemples, des symboles. Pourquoi devrait-on écrire sur le Japon parce que l’on est au Japon ? Quel est le sens de cette géolocalisation par défaut ? Pourquoi ne pas écrire sur les aéronefs quand on fait des allers-retours ? Qu’est-ce que cela donnerait ? Des banalités sur la forme des nuages ?
Puis toujours dans la même librairie est venue l’idée de voir à écrire non pas in situ mais quitte à réécrire, d’explorer ce que devient le souvenir à distance, d’être allé à cette librairie, d’être passé six fois le long du quai 20B – la précision des chiffres s’étiole avec le temps – de la gare Termini à Rome pour prendre ou s’éloigner du train de Frascati. Observer dans la mémoire ce qui fait saillie, ce qui ne le faisait pas sur place alors qu’en chemin bien souvent l’idée de l’écriture est très présente. La question sérieuse, dénuée de tongue in cheek, est d’autant plus étrange quand on la considère dans le contexte de la non-fiction, et plus précisément du diarisme. Qu’est-ce qu’un journal qui ne traiterait que d’ailleurs, un journal non géolocalisé ?
Dans le LRB à venir se trouvera un article, une recension d’une nouvelle biographie de Gertrude Stein surveillée d’un œil depuis le battage marketing qui a lui débuté il y a des mois. On voit la Gertrude sur la couverture avec …
Interruption. Amazon Marketplace
• will you rate your transaction at Amazon.co.jp?
• non.
… une photo probablement lissée à l’IA, étonnante d’hyper-présentialité comme un malaise. Après le shoot, Gertrude est sortie de l’appartement de la rue Fleurus pour aller prendre un matcha latté à la boutique beige du coin. Le cimetière avec des de la Tokugawa Family est juste en face.
Le livre, Gertrude Stein - An Afterlife, auteure Francesca Wade – écriture filmique, millimétrée dans sa stratégie prête à être performée, comme dans la restauration se trouvent les prêts à instagramiser – d’ailleurs le 2 octobre, spectacle à New York avec Laurie Anderson, comme quoi c’est de la littérature batterie lourde – pas mon truc mais intrigué, couverture d’outre-tombe IA donc, l’article du LRB, Vol. 47 No. 17 · 25 September 2025 - Devotion to the Cut, auteur Adam Thirlwell, un romancier, pas un universitaire (the cut ? un morceau de blanquette de veau ? de rôti de porc ?) qui cite à un moment The Autobiography of Alice B. Toklas :
‘You cannot tell what a picture really is or what an object really is until you dust it every day and you cannot tell what a book is until you type it or proofread it. It then does something to you that only reading never can do.’
et plus loin au sujet de Matisse …
‘He used his distorted drawing as a dissonance is used in music or as vinegar or lemons are used in cooking or egg shells in coffee to clarify. I do inevitably take my comparisons from the kitchen because I like food and cooking and know something about it.’
Et cela parle énormément, que ce soit de retour des courses à Avignon avec dans le tote bag Pulsion lourd comme une grosse tranche de tome de Savoie (et avec ceci ce sera tout ?), et pas plus tard qu’hier, le Tropic de Miller qui a bien vieilli – pas ses exégèses – avec un sandwich aux œufs durs au risque que l’emballage gras de celui-ci ne salope la couverture du Miller aux pages jaunies comme un jaune d’œuf vintage peinture à l’huile. Géodélocalisation et les affaires domestiques au milieu.
Le quotidien, tu vois ? M’est géo-éclaté.
Aujourd’hui dans la pente, je croise Virginie qui a trouvé son stylo à la papeterie visée pour y faire l’acquisition d’un cahier de brouillon. Je croise aussi un père dans la soixantaine avec son fils de 10 ans d’un second mariage, habillés à l’identique. Je les alpague, gentiment, je demande au père à genoux de ne pas acheter cette tenue traditionnelle exposée à même la rue qui n’est pas assez chère pour être authentique, que l’authenticité se paie, qu’il me ferait bien plaisir, junior excepté, de s’habiller en ville en ville, de cesser les chaussettes à trois bandes, et que plutôt que cette tenue juste bonne pour une soirée déguisée, qu’il se rabatte sur les castagnettes ou les petits ventilateurs à main. Ils me regardent éberlués. Ils pensent que c’est de la fiction. Oui.
Au retour, junior avec ses oreilles décollées est assis au rebord de la marche située à l’entrée étroite d’un immeuble étroit, le menton soutenu par la paume d’une main, coude sur le genou, dans une magnifique pose exposant l’ennui touristique de l’enfance.
À Bronx, une maïko l’air empressée fait des apparitions et disparitions à la caisse où ses commandes de boissons et nourritures semblent être impérieuses. J’entends dans la conversation une histoire pas claire de travaux qui ont eu lieu ce matin jusqu’à midi, ce qui explique le peu de clientèle, hypothèse d’une régulière qui fume comme une cheminée, observation infirmée quelques minutes plus tard quand soudain l’habitacle se remplit, et en un quart de tour, on dirait une cokerie dans la Ruhr pré-désindustrialisée tellement cela fume. Une infection. Histoire de pratiquer le banal du quotidien, je demande des précisions à haute voix bien placée pour mettre au diapason ma connaissance peut-être caduque des heures d’ouverture, et j’apprends que même si à l’extérieur il est affiché que ça ouvre à 11 h, “En fait, tu peux venir dès 10 h. Tu fais coulisser la porte, ok ?” Ok.
En montant le pont je croise deux jeunes filles noires touristes très dénudées, extrêmement bien habillées. Il est un tourisme racisé tantôt et il est intéressant d’observer les manières de s’habiller, de jouer le rôle de touriste dans la ville, dans les quartiers, dans les rues.
Maxime à l’entrée d’un temple dans le secteur. Appel à la résilience? Empathie, communauté, aide, réciprocité? Rien.