Dépayser
#### Ecrire à Tokyo - 23 septembre 2024
#### Soupeser voir
Le vocabulaire n’est pas au point mais l’idée est de voir à dépayser, un texte, une formule, un protocole, et véritablement voir, c’est à dire observer, soupeser comme on le ferait d’un melon ou d’un poulet paré tenu dans la main au marché bien ailleurs qu’à Tokyo pour énoncer ce que cela donne au rayon des sensations. L’objet de dépaysement ou déplacement mental qui vient est la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Perec dont ce sera le cinquantenaire le 18 octobre. Pas le cinquantenaire de la parution, mais le cinquantenaire de l’écriture, ce qui fait de cet anniversaire quelque chose de vraiment exceptionnel. Qu’il y ait eu révision par l’auteur du texte suite au in situ ou pas - je n’en sais rien - mais c’est à partir du 18 octobre que Perec écrit, indiquant en entête jusqu’à l’heure, et il s’agit donc de souligner ce que l’on doit fêter - verbe affligeant, verbe pas heureux - avec cet anniversaire, c’est celui du présent, du temps présent, de l’absolu contemporanéité perpétuelle du texte écrit au présent. Ce n’est pas un moment solennel à marquer d’une mise en scène militaire dans la cours d’honneur d’une caserne, ce n’est pas solennel, la nostalgie n’est pas invitée, ni les gens de prestiges, ni le jabot gonflé. La Tentative s’apparente à une liste de courses rédigée non pas à l’avance mais sur le terrain, même si la comparaison n’est pas heureuse comme Perec est statique et regarde surtout le monde qui bouge autour. Mais regarder et faire les courses, c’est pareil hormis la mobilité. Faites vos courses une fois en notant au fur et à mesure ce que vous prenez et déposez dans le caddie, pour voir.
Perec fait les courses de ce qui apparait dans son champ de vision, et il y apparaît du présent, des éléments du présent très ordinaire à ce moment là. Pas de guerre urbaine, pas d’événement. La Tentative est ultra marquée parisienne, et pourtant, son protocole ne l’est pas. Comment alors le lieu s’est-il ainsi figé comme bernacle sur quille de navire au point qu’il paraît impossible de séparer la formule du lieu, alors que cette formule d’une grande simplicité n’appelle en rien à ce qu’elle soit testée uniquement sur un lieu parisien?
Ceci aussi est quelque chose de remarquable au sujet de quoi je n’ai rien lu. Si cette frange d’Américains fantasmant au sujet de Paris était mis au diapason de ce que la Tentative est bien plus parisienne que Hemingway, on en ferait un best-seller.
Mais pour en revenir au propos de départ, il s’agit de dépayser, de déplacer si pas déloger pour voir, ce que cela donne, ou pas. Et l’on peut, on pourra aussi travailler à cette approche par dépaysement en empruntant à des formules souvent situées dans le cadre vaste et aux limites floues de l’écriture de l’ordinaire, du quotidien, des factographies, et à chaque fois, “voir ce que cela donne avec Tokyo et le Japon en perspective”.
Une hypothèse est que cette approche va permettre de jouer sur deux tableaux :
1. Elargir le champ des possibles de l’écriture allochtone vue d’ici, enrichir les formules et donc se libérer du poids qu’un texte écrit au Japon a pour sujet le Japon, par définition. Il suffit que celui-ci ne soit qu’un élément du paysage parmi d’autres, et c’est bien suffisant. Le “roman japonais du blanc au Japon” en sera à terme transformé.
2. L’écriture du quotidien, de l’ordinaire en mode allochtone va prendre par prise sur le réel dénué d’inflation affective, de tous les symptômes, y compris la critique ou la simple mais énorme irritation que provoque ces symptômes.
On cherchera à prendre du Ernaux, du Hanna, du Quintane, du Reznikoff, du Chauvier et d’autres “qui n’ont rien à voir avec le Japon”, pour dépayser des pratiques, des approches, des formules ou seuls des bouts de celles-ci, et “voir ce que cela donne”. A Tokyo, ce n’est pas un atelier d’écriture affabulé auquel il faut penser, mais à un atelier de dépaysement, de déplacement dans le sens d’importation de clés d’écritures d’ailleurs, et “voir ce que cela donne”, voir ce que l’on veut que cela donne, et d’abord l’écrire.