Un petit livre nippon extravagant
![]() |
Photo empruntée ailleurs |
A Dream Coffee à 13h et passées de quelques minutes
- il y a anormalement du monde
- l’anormale, c’est l’anti-quotidien
- mon truc, c’est le quotidien
- le patron porte un béret de velours côtelé beige
- jamais vu ainsi coiffé d’une faluche
- il panache
- il est loquace, parce que sollicité
- tout comme le staff
- la nouvelle s’est répandue
- comme une trainée de poudre, une bourrasque de printemps
- mais sur la devanture
- aucune annonce que
- samedi 2 mars est la dernière journée
- je n’irai pas samedi 2 mars
- pas seulement parce que
- comme le dit un membre du staff
- à un habitué qui
- s’enquiert et remercie de tout ce long temps
- de service
- que oui, samedi est la der des ders et
- qu’il y aura beaucoup de monde
- et donc, qu’un lieu qui dessert le quotidien
- comme on dirait d’un train de campagne, une micheline
- devant lequel se forme une longue queue d’attente
- sort de l’ordinaire
- devient événement
- et je vomis les événements
- pas de toast à 13h passées de quelques minutes
- plus de toasts pour être plus précis
- je ne demande pas s’il s’agit d’une rupture de stock par disparition matinale rapide
- ou juste que la réduction de voilure touche déjà les vivres
- sauf les gâteaux industriels gamme classe éco
- eux disponibles
- je ne demande pas parce qu’il y a tellement de chose à glâner autour
- ça cause, ça répond inlassablement aux mêmes questions
- dont les miennes
- der des ders samedi 2 mars
- ensuite - sans doute - un service au comptoir
- et vente de café - sans doute - jusqu’au 15
- et ensuite, fini de fini; l’immeuble va être démoli remplacé
- passé à la moulinette de l’autre chose
- la dimension chiante
- j’entends le patron dire quelque chose de cet ordre :
- “je ne comprends pas tous ces cafés torréfacteurs modernes
- leurs cafés torréfiés perdent leurs saveurs au bout de trois jours
- pas chez nous”
- je prends 200 g de moulu Italian Blend
- pour le principe
- je reviendrai après le jour fatidique
- je dis au staff que je suis triste
- j’entends la même remarque plusieurs fois ensuite
- il faudrait y passer la journée, pas pour un radio-crochet
- mais pour une longue trainée d’oreilles
- dans la mesure du possible, y passer tous les jours jusqu’à vendredi
- pas parce que triste, mais parce que vivant
- parce que comme feuilleton, c’est top
Le patron n’a pas l’âge de prendre sa retraite. Ou alors il le cache bien. Ouverture ailleurs? Plus tard?
####KW
Au départ, plus de souvenir de l’amorce de la réapparition de Kenneth White dans la pensée. En fait, je retrouve plus tard son nom cité dans la thèse de Nathalie Audas, voir plus loin bientôt, l’ouvrage La ville et le sablier. Quel ouvrage!
KW, beau gosse jusqu’au bout. Prof d’anglais à Paris. Pas le moindre souvenir du contenu de son cours. Les étudiantes étaient folles de lui. Ça l’intriguait que j’apprenne le japonais. Il a produit deux ouvrages sur le Japon - je savais pas je découvre - dont Les cygnes sauvages.
Picoré au hasard :
« ...Il y a quelque chose dans la culture aïnoue qui m'attire beaucoup...
Cette relation intime avec les saumons, les ours, les baleines, les oies et les cygnes / Avec l'os et la pierre... »”
Et aussi la première phrase du livre
“Depuis quelque temps, l’idée d’une virée au Japon
mûrissait dans mon esprit. Ce serait une sorte de
pèlerinage géopoétique : un hommage aux choses du
Japon (choses précieuses et précaires) et un voyage-
haïku dans le sillage de Bashô, un récit rêveur de
routes et d’îles, un plongeon elliptique dans le Vide
–
bref, un petit livre nippon extravagant plein d’images
et de pensées zigzagantes, écrit dans le « style blanc
volant », comme disent les peintres.”
Ça date de quand la chronique de mon nombril au Japon? De l’hommage? Du fromage?
Précieux, badin façon XIXe siècle. Est-ce la conséquence de la traduction en français de l’anglais d’origine? Me revient la première phrase de Théophile Gautier dans son Voyage en Espagne :
Il y a quelques semaines (avril 1840), j’avais laissé tomber négligemment cette phrase : « J’irais volontiers en Espagne !
Plus loin, il est question en passant d’une “longue fille au visage lunaire” vue à l’aéroport avant que de décoller pour Tokyo.
Il m’est incapable d’avoir envie de lire la suite. Et quelque part sourde une colère noire.
####En aparté
En aparté et coïncidence encore, et pour faire contraste avec ce “Il y a quelque chose dans la culture aïnoue qui m'attire beaucoup...”
Un peu comme : je mangerais bien tantôt des pommes dauphines …
… ce texte dans le même recueil Portraits phototextuels de pays, intitulé JAPON de Nicolas Bouvier : un portrait phototextuel du pays du soleil levant pendant les années 1960, auteure Camilla Tramonti. Cherchez. Ça vient vraiment juste de sortir en ligne le 24 février (vu via Fabula), et c’est excellemment éclairant. Vivement la thèse de cette personne.
Quelques chose à réinvestir dans Bouvier, le pourquoi de cette persistence, parce qu’il n’était pas dans le “le petit livre nippon extravagant”. Pas dans la fétichisation.
En parlant de beau gosse, un excellent article de David D. Bell dans le NYRB sur sa mère, Pearl Bell, née Kazin. Encore une coïncidence. Il s’agit d’une soeur d’Alfred, autre beau gosse, qui effectivement se présente dans le New York des années 30 comme s’il était fils unique. Le mépris pour la gente féminine dans l’ADN.
####La colère
Autre coïncidence qui sont légions, la mention de Charles Reznikoff au tout début du dernier opuscule Défaire voir de Sandra Lucbert. Un livre portatif passe-partout dans Tokyo mais d’une densité énorme, un atome comprimé de sens, comme les deux précédents livres. Chaque phrase exige de s’arrêter et relire. Il y est encore question de cette colère noire vis-à-vis de l’hégémonisme ambiant, colère rimbaldienne, qui fait sonner le souvenir encore récent de l’ouvrage de Kristin Ross sur Mai 68, lui aussi pétri d’une analyse cinglante. Ce qui est cinglant participe de la colère noire, saine, réprouvée par l’hégémonisme qui a le monopole de la raison, et de tout autre chose.
Aussi lu dans ce récent et gratuitement accessible recueil Portraits phototextuels de pays (XIX e – XXI e siècles). Généalogie et mutations d’un genre polymorphe, le texte intitulé Les guides de voyage, des portraits de pays ?, auteure Ariane Devanthéry : avec cette conclusion qui me laisse pantois :
“Si, au départ de cette enquête, il semblait manifeste que les guides de voyage proposaient bien des portraits des pays qu’ils décrivaient, et que l’enjeu n’était donc pas de savoir s’ils participaient à ce genre, mais d’étudier comment ils composaient ces portraits, il est temps de prendre nos distances avec cet a priori. Au terme de ce parcours, il paraît en effet assez clair que les guides de voyage proposent moins un portrait des pays qu’ils traitent que le portrait d’un type de voyage, doublé du portrait de ceux qui viennent visiter le pays en question… Portrait de pays ? Visiblement pas. Mais portrait d’une sorte de voyage et de ses voyageurs, certainement.”
Et de quelle sorte? Pas une seule mention de “marché” alors que le Baedeker est dès le début un instrument de ce qui va devenir à terme le tourisme massifié. Il n’y a pas de guides de pays, que des catalogues “d’expériences”, c’est à dire des catalogues d’achats, de bouffe, d’espaces, de transition, de lumière, de sons, de sexe.
Pour le dépaysement, il va falloir se dépêcher de visiter les toilettes de Dream Coffee. Du béton d’origine. Pas de quoi en faire un film, mais un texte si.
####Ellis
Comme il est très question de Perec ces temps-ci, j’ai lu la version courte d’Ellis Island sans être sûr s’il s’agit d’une première ou d’une seconde lecture. La connivence est parfaite. M’était venue il y a quelques années l’idée qu’en venant au Japon, je m’étais en fait trompé de pays. Pas une découverte catastrophique, mais une sorte d’autofactographie, un énoncé sec qui ouvre des portes songeuses. Ne pas imaginer les portes scintillantes s’ouvrant sur la caverne d’Alibaba, ni même une pierre tombale soulevée dans une perspective tragique et sordide. Juste un énoncé sec, sec mais prégnant.
““ce que moi, Georges Perec, je suis venu
questionner ici, c’est l’errance, la dispersion,
la diaspora.
Ellis Island est pour moi le lieu même de
l’exil,
c’est-à-dire
le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le
nulle part.
c’est en ce sens que ces images me
concernent, me fascinent, m’impliquent,
comme si la recherche de mon identité
passait par l’appropriation de ce lieu-dépotoir
où des fonctionnaires harassés baptisaient
des Américains à la pelle.
ce qui pour moi se trouve ici
ce ne sont en rien des repères, des racines
ou des traces,
mais le contraire : quelque chose d’informe,
à la limite du dicible,
quelque chose que je peux nommer clôture,
ou scission, ou coupure,
et qui est pour moi très intimement et très
confusément lié au fait même d’être juif”
Et aussi :
““et de ne devoir la vie qu’au hasard et à l’exil
j’aurais pu naître, comme des cousins
proches ou lointains, à Haïfa, à Baltimore, à
Vancouver
j’aurais pu être argentin, australien, anglais
ou suédois
mais dans l’éventail à peu près illimité de ces
possibles,
une seule chose m’était précisément
interdite : celle de naître dans le pays de mes
ancêtres,
à Lubartow ou à Varsovie,
et d’y grandir dans la continuité d’une
tradition, d’une langue, d’une communauté.
Quelque part, je suis étranger par rapport à
quelque chose de moi-même.”
Il faut que je demande à S à New York tantôt si elle a déjà visité Ellis Island, et qui dans sa généalogie y a débarqué, quand bien même j’ai une forte idée sur la réponse.