Investir le factographisme à Tokyo, achever le fétichisme

A Nihonbashi comme à Shibuya, objectif : effacer le ciel.


Sur “La forme des jours. Pour une poétique du journal personnel”, l’auteur Michel Braud énonce que son “propos est de relire les textes déjà classiques et de lire ceux qui ont été publiés dans le dernier quart de siècle, pour redessiner les contours du genre”, ceci après avoir souligné que le “journal personnel est devenu aujourd'hui, dans les publications de grande diffusion et sur internet, l'une des formes les plus communes de témoignage individuel, quelle que soit l'expérience vécue. Il s'est aussi progressivement imposé dans le domaine littéraire, et notamment dans le domaine littéraire français et francophone, comme un genre”.


Il y a donc le genre journal personnel, et le journal personnel littéraire, c’est à dire d’auteurs publiés, les autres n’étant que de minables scribouilleurs amateurs comme aucun de leurs écrits ne figurent sur les présentatoirs de livres.


La bas ne blesse-t-il pas?


C’est totalement has been, sur la défensive.


Je ne critiquerais pas sur ce biai le passionnant effort de Marie-Jeanne Zenetti dans sa thèse publiée gratuitement, ou chez Classiques Garnier sous le titre FACTOGRAPHIES PRATIQUES ET RÉCEPTION DES FORMES LITTÉRAIRES DE L’ENREGISTREMENT À L’ÉPOQUE CONTEMPORAINE dans les littératures française, allemande et nord-américaine. Tout ceci entre dans le domaine parallèle et chevauchant de l’écriture de l’ordinaire.


Recherche : dans le même filon, des écrits japonais. Me contacter si connaissances. 


Postulat : pour contrer l’empire du fétichisme - c’est à dire en sortir soi-même définitivement - dans la relation de l’écrivain blanc sur le Japon, investir le factographisme est une forme d’acte anti-hégémonique, ou plus correctement, d’hégémonisme en retour. 


Avec les analyses de factographies et le corpus proposé dans la thèse apparaissent des noms inconnus de soi, ou connus, mais maintenant exposés dans des angles de lectures nouvelles. Annie Ernaux pour Journal du dehors déjà lu mais à relire en connaissance de cause désormais, Marcel Cohen pour Faits en cours de lecture, Georges Pérec pour la Tentative d’épuisement que l’on sait, Alexander Kluge pour Chronique des sentiments, lecture en cours, et Charles Reznikoff pour Holocaust, lecture éprouvante, épouvantable en court. Ce binome articulé autour de la préposition pour - auteur pour nom d’écrit - est limitatif bien sûr. L’auteure de la thèse prend un autre livre de Reznikoff.


On sait par la pratique que la loghorée de textes ici exposés ne succite un semblant de satisfaction à son auteur que dans les cas trop rares où ils font de la factologie, comme on dirait faire des vers sans en avoir l’air, et sans le savoir surtout. 


Juste pour aide-mémoire et tentative de résumer : d’un point de vue autorial, il s’agit de, mais sans se limiter à cela, d’une orientation stratégique à la fois d’écriture et de lecture, soit :


- captation fragmentée du réel et des discours qui le constitue - penser photographie, montage, collage, juxtaposition.

- quelque chose à mi-chemin entre le document et l’oeuvre littéraire.

- dispositifs d’interrogation, des textes et du monde par l’acte de rendre compte.

- inscription dans un univers à appartenance générique incertaine.

- chercher le mode opératoire de la notation, “cette forme rêvée et trouvée qui pourrait permettre le glissement du vécu vers l’écrit”, j’ajouterais, par le chemin le plus court.

- faire entendre la tension entre fait et écriture.

- approche non limitative au mélange suivant : mode de description qui rappelle pour partie les listes de la Tentative d’épuisement, où alternent les citations : de documents, informations, histoire officielle, notations et réflexion, cette dernière étant très sujet à caution, l’objectif primordial étant d’être désaffecté, pour ainsi dire absent. 

- enregistrer les micro-événements, les bribes entendues, en priorité aux bribes pensées par soi, “en les dépouillant autant que possible des traces de sa subjectivité.” 


C’est de cela dont il s’agit, la désaffectation, la sortie du pulsionnel dont le fétichisme est la forme de cancer contemporaine majeure, je crois.


- certains faits peuvent décrire un souvenir, une scène vécue, mais on peut se laisser être inspiré uniquement par des lectures et les reformuler, en citant ces sources, comme ces présentes lignes qui pompent sur l’introduction de la thèse de Marie-Jeanne Zenetti.

- en conséquence de quoi, on trouve ou on peut s’attacher en tant que diariste-scribe à se contraindre volontairement donc dans une “homogénéité formelle et stylistique avec une importante hétérogénéité des matériaux et des sujets traités”. A preuve à minima les lectures en court de Faits de Marcel Cohen, et dans une moindre mesure peut-être les Chroniques des sentiments de Kluge.

- donc, caractère disparate associé à un ton neutre. Dans Holocaust, Reznikoff liste les horreurs dans une succession de chroniques courtes sélectionnées dans les enregistrements écrits des procès de Nuremberg et d’Adolf Eichmann …

- … pratiquant de bout en bout une “position de retrait revendiquée”, un style neutre donc et une pratique du prélèvement comme un scribe. 


Comme l’auteure de la thèse le souligne, “S’il est un point commun à ces œuvres qui peut être souligné d’emblée, c’est leur relative marginalité. Toutes ont ainsi été initialement publiées parce que leur auteur jouissait du statut d’écrivain reconnu. Aucun de ces auteurs n’a commencé par publier une œuvre  factographique et celles-ci ne bénéficient encore que d’un faible écho médiatique et critique.” 


C’était en 2017.


Et puis, parce que c’est lumineux :


“Contrairement à la plupart des genres ou des sous-genres factuels les plus étudiés actuellement (autobiographie, témoignage, récits d’historiens) ces œuvres n’empruntent pas la forme du récit long. Elles compilent certes de courts récits, mais sous la forme de catalogues ou de recueils, éclatés en une pluralité de faits   impossibles à rassembler sous un même fil narratif. Elles proposent ainsi une alternative au récit comme forme dominante de mise en ordre du réel et de l’expérience, et appellent par conséquent d’autres interrogations que celles que suscitent les récits factuels, courts récits, mais sous la forme de catalogues ou de recueils, éclatés en une pluralité de faits impossibles à rassembler sous un même fil narratif. Elles proposent ainsi une alternative au récit comme forme dominante de mise en ordre du réel et de l’expérience, et appellent par conséquent d’autres interrogations que celles que suscitent les récits factuels.”


Et comme “L’expérience commune semble confirmer cette idée, selon laquelle l’attente générique conditionnerait la majorité de nos lectures. ” …


… il faut donc en sortir avec force, lire et écrire autrement.

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