L’amplitude du pendule
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Près du Mont Hakoné. Alpes tokyoïtes. |
Quand j’ai branché K sur sa capacité hors pair à changer non seulement de registre de langue mais de comportement associé, il est parti sur une tirade très intéressante au sujet de l’amplitude du pendule, de ses années d’errance professionnelle en Europe où nulle part n’était chez soi. Il a bien utilisé le terme ancrage, et non pas appartenance. Le travail au fil des années a été de réduire l’amplitude, en connaissance de causes et d’effets délétères. Se centrer donc autour non pas d’un axe mais de deux à très faibles distances mentales, réduire le balancement à une vibration. L’ancrage est pluriel comme il ne le dit pas. Il est content d’arriver ici. Il est content d’arriver là-bas. Dans les deux cas, il n’est pas question de retour, juste de simples transitions de et vers des sois à soi. On a ici un indice fondamental d’une possibilité d’écriture hors-sol pourtant ancrée dans deux territoires, au moins. Au diable le binômisme. Hors-sol, parce que le sol est hors sujet nationaliste. C’est une paire, pas un doublon, ni un comparatif. Chacun fait à sa manière office de lieu d’ancrage.
Retour bref au café à Toyama. Etrangement, l’établissement est vide alors qu’il est à peine 13 h passées. Je ne suis pas familier du lieu au point de connaître ou deviner ses phases d’usages quotidiens. Le prix des consommations semble plus élevé. Autour est un mouroir dit-on parce que le territoire composite d’Hlm aurait une population majoritairement âgée et précaire. Ailleurs est un vivoir donc.
Sans fin rester étranger aux bruits marchands, spectateur intouché. Rien de la propagande publicitaire ne me parle. La propagande publicitaire berlinoise me parlerait-elle si j’avais vécu 40 ans à Berlin? Ou à Bangkok? Je pose la question. Je n’ai pas de réponses. Pas sûr de l’intérêt d’une réponse quelconque. Que tous les àplonneurs se taisent, sur ce sujet comme sur d’autres. Aplonneur(se), substantif de l’expression verbale avoir (ou faire montre) de’aplomb.
Le musée de l’artisanat populaire à Komaba reste une valeur sûre et précieuse, de ces lieux où tout, des pièces exposées comme du sol au plafond, fenêtres, escaliers, rampes, perrons, présentoirs font objets d’abord de textures.
Pas loin, je trouve Letters to Emil de Henry Miller dans une libriaire d’occasion, qui plus est, en couverture cartonnée. Impromptu, je demande à la dame une suggestion pour déjeuner dans le coin, mots-clés : petit, japonais. D’abord dubitative comme c’est dimanche, elle conciliabule brièvement avec son mari puis détale de la boutique en me disant de la suivre. Elle marche vite, très vite. Elle s’éloigne. Elle s’arrête devant un établissement, me montre la carte sur une ardoise blanche posée en équilibre au sol, parle avec quelqu’un à l’intérieur, me dit que c’est ouvert, je la remercie, elle repart aussi sec. Dans l’établissement, une femme, la cuisinière, est occupée à amonceller des nourritures sur de grandes assiettes de service. Ça a l’air rudement bon et très coloré, de la cuisine féminine soucieuse de légumes et de variétés. Alors que sur le pas de porte ouvert, elle me dit en souriant que le service commence à midi. Je regarde le mobile et il est effectivement midi moins vingt. Elle me dit de faire un tour dans le coin et de revenir, qu’elle peut si je le souhaite réserver un siège au comptoir. En fait non, rien ne se passe ainsi. Elle balbutie que c’est fermé, que ça ouvre à partir de 12h, je regarde mon mobile et il est effectivement midi moins 20, ce que je lui signifie sur l’air d’ah oui! je vois, effectivement. Son visage exprime un malaise, une peur. Elle croise les bras en X furtivement pour signifier closed, information reçue cinq sur cinq et confirmée. Les bras en X sont une rareté dans mon expérience mais un signe exclusif à gestuelle communicative avec des étrangers ou des petits enfants aventureux proches de faire des bêtises, repris par agent de surveillance. Sans courroux, j’affirme que ce geste est d’une grande violence, que les mots sont là pour ne pas passer par la gestuelle de la négation.
Il est important de soutenir les petits restaurants tenus par des femmes et exposées seules derrière un comptoir de six places, dans une optique de nourrir avec du généreux et surtout de la variété comme les photos publiques le montrent suffisamment. C’est une sacrée gageure que la cuisine cuisinée et pas d’assemblage de précuisiné. Il y a des mangeurs qui savent manger, et qui s’en vantent, et des qui font aussi la cuisine au quotidien, et qui savent le prix des ingrédients, le coup de la vie comestible, les lieux où s’approvisionner, ce qui distingue les bacs des supermarchés des étals de quatre saisons dans leurs catégories fines, ceux qui écoulent des stocks de second choix ou plus bas, ceux qui sous l’apparence de second choix sont invariablement de qualité supérieure qui fournissent les établissements pilotés par des femmes pour qui se distinguer est d’offrir dès le déjeuner un moment qui fait sourire, au plus proche d’un repas familiale à dix lieux de l’instantané assemblé réduit à une formule de restauration rapide.
Cette cuisine faite main du midi, variable selon les moments et arrivages et le temps qu’il fait est rare et précieuse, et émouvante. C’est la cuisine au plus proche du manger maison ou manger importe, une version un peu augmentée là où à table au foyer il n’y aurait qu’un seul plat principal et peu de coupelles d’accompagnement, ici s’expose le surplus de bonnes choses, de petites bouchées avec associations de goûts et textures bien pensées d’une dînette maternelle pas trop attachée à la feuille excel et aux ingrédients les plus bas de gamme.
Redite : c’est une cuisine émouvante. Oui, émouvante. Plusieurs ont laissé des commentaires peu élogieux mais lucides sur la froideur de l’accueil, l’indisponibilité tout en reconnaissant que piloter seul un petit restaurant d’un seul comptoir avec un menu riche de propositions doit être une lourde charge physique et mentale.
…… à suivre.
… à suivre