Faire la vache
Sur la photo que je ne te montrerai pas, on voit une mise en scène promotionnelle de destination rurale. On voit le perron intérieur de la maison, exactement là où on se trouvait hier. La même dame, il y a quelques années. Elle est assise à droite de l’image les mains déployées façon prêtresse déroulant la messe. Etre volubile, c’est parler aussi avec les mains, et le portrait de quelqu’un pris lors d’une interview dans la presse montre souvent cette personne les mains déployées pour accentuer son propos, souligner combien il ou elle est investi dans la transmission de quelque chose, un signifiant, une histoire. C'est exactement ce qui ne se passe pas au quotidien. Les mains participent peu ou pas aux propos. Une photo promotionnelle jure par le faux. Elles sont des scènes fictives où l’on voit les ficelles.
Toutes les ficelles.
A condition de regarder.
Mais revenons à la dame. Elle regarde dans le vide droit devant elle, ce qui signifie qu’elle se souvient, qu’elle raconte une histoire du temps passé. Deux jeunes femmes assises sur la première marche intérieure forment ainsi une rangée de trois personnes alignées.
- Jeunettes, prenez-y de la graine sous l’arbre aux palabres -
… marche intérieure située à un stade en dessous du niveau des tatami, qui n’est plus le dehors, qui n’est pas encore le dedans, mais on le sait à force, l’écoutent avec silence et l’intensité du respect.
####Thé
On voit qu’un thé non japonais a été servi dans des tasses Noritake façon empire britannique affabulé. Le concepteur de la communication, le konsal, le con-sultant, ce vaurien intermédiaire adepte du même a décidé que plutôt que de figurer du thé vert et des wagashi, on allait vous sexiser tout cela avec du yogashi et du Twinning. Ce qui fait que tous les visuels de campagnes de promotion touristique pour des destinations où personne ne vient et à juste titre ressemblent à partout ailleurs, chambres airBandBinisées banalisées beigisées sur murs blancs et lampes Thomson éclairant l’ennui à destination gérées par de trentenaire qui se sont lancés - quand je dis au gérant que je ne suis jamais venu dans le sectuer, il me dit que les Japonais ne viennent pas non plus, ce qui sera la fin de notre échange sympathique.
####Dimanche
Sur la photo, la dame est habillée d’une chasuble tablier mauve avec des bandes blanches, sans manches qui expose une belle chemise à grosses rayures blanc et bleu foncé. L’éclairage artificiel, les filtres numériques montrent juste derrière un début d’intérieur assez lumineux, un tapis couvrant une partie des tatamis visibles. Tout est mis en scène à intention du faux, d’où suinte des touches d’artificialisation et de détournements narratifs implicites, dont la première victime est la vie quotidienne de la personne dans ce lieu, dans ces maisons là où c’est l’éloge de l’ombre. Il s’agit de détourner le quotidien qui est sans LED ni Thomson. Ces campagnes publicitaires sonnent à la fois campagne publicitaire et leur échec. C’est un monceau de faux et de voeux pieux réunis. Les paysans proches du quatrième âge, leurs rares fils, les aussi rares urbains capagnardisés sont extatiques dans les champs comme les accompagnateurs du jouflu de Corée septentrionale.
####La promotion du vide
Personne ne leur dira que la région n’a rien à offrir dans le rayon touristique hormis des artifices, mais heureusement pour l’économie locale, dans ce cas exceptionnelle, elle n’a pas du tout besoin de touristes, hormis pour la gloriole d’un politicien local et d’une poignée de notables qui rêvent d’urbain dans les champs avec le budget pour produire les brochures, les posters, les panflettos, les chirashi qui encombrent des présentoirs où personne ne vient. Il y a tromperie, et c’est impardonnable. Un parmi tant d’autres plus beaux villages morts du Japon. Et invariablement, le dernier argument porte sur combien les locaux sont sympas.
####Mains posées sur genoux
On perçoit au fond la pénombre d’une pièce par une entre-porte à panneau coulissant. En vrai, l’ensemble est très sombre et la dame n’est pas ainsi endimanchée. Le vrai est bien plus intéressant parce que vrai. La jeune fille au milieu est en salopette de jeans sur un pull léger blanc, chaussettes blanches à motifs tricolores au niveau des chevilles, baskets noires à trois bandes et semelles blanches immaculées. Ses cheveux sont réunis en queue de cheval sobre. Ses mains posées sur les genoux signifient le respect et l’attention dus au grand âge. La même dans une promotion de quartier urbain aurait les cheveux déployés, l’air mutine, et seule comme une gourmette solitaire tentante mais asexuée pour la morale de qui on ne sait, mais certainement au bénéfice de la dénatalité.
####Heureusement que bientôt …
L’éclairage doux au pourtour puis fort au centre de son visage permet de réduire la visibilité de l’autre jeune femme à gauche de la photo qui n’a pas cette élégance de soubrette de ville campagnardisée pour l’occasion d’une mission marketing. Cette autre jeune femme est une guide volontaire locale de la guilde des guides volontaires locaux qui rêvent de touristes, donc des blancs qui viennnent en ovni électriques. Enfin, en bas à droite au côté de la dame se trouve un cadre de bois sombre à même la première marche du perron dans lequel on aperçoit difficilement quatre photos en noir et blanc, dont trois sont jaunies.
####… ça déraille
Nous n’avons pas été invité hier à nous asseoir sur la marche du perron alors que la fatigue et la soif commençaient sérieusement à peser. Ceci tout de même hors des conventions et protocoles de l’hospitalité allait bientôt trouver son explication et son pardon. Au début, j’étais dehors en attente et l’on palabrait devant moi quasi invisible. Scène classique dans ce théâtre convenu. Le guide expliquait le topo à la dame qui n’avait pas été prévenue et était ainsi un peu prise au dépourvu. La porte coulissante s’est finalement ouverte en entier alors que la dame avait eu le temps de s’assoir à même les tatamis en mode improvisé, prête comme une raconteuse d’histoires à genous sur un coussin plat, à jouer son rôle, à débiter e texte avec le cadre figurant les quatres photos à l’appui.
####… la ça déraille vraiment, enfin
La dame est partie pour raconter une histoire sans en être sollicitée, faire son speech tel qu’on lui a appris. C’est la première fois que l’on me raconte une histoire depuis 48 heures sans que je la sollicite. Elle ne me regarde pas, au début en tout cas. Elle regarde le guide. Elle n’est pas gênée de ma présence, juste submergée par la tristesse, mais dans l’immédiat, c’est incompréhensible, tout comme les signes de la tristesse ne sont pas vos signes.
Elle s’attache à montrer une photo en particulier sur le cadre maintenant posé sur ses genoux. On y voit un patriarche normalement renfrogné qui regarde intensément vers l’objectif. Cela me viendra plus tard mais son visage a un quelque chose de Gérard de Nerval par Nadar, un Nerval sans les boursouflures, le fond d’absinthe et de folie.
A côté de cet ancêtre se tient un petit garçon en tenue matelassée chaude comme la saison doit être froide. Il a 6 ans peut-être. Lui aussi regarde vers l’objectif et ne sourit pas. Il n’y a qu’au 21e siècle où l’on sourit comme des vendeurs. Comme des cons donc.
Elle dit, ou est-ce le guide je ne sais plus, que ce petit est avec son grand-père, et que ce neveu est son mari, le mari de la dame.
####On est trois…
Soudain elle se lève avec la prestance d’une dame de 80 ans qui a l’habitude de l’assise au sol. Elle disparaît au fond dans la pénombre et revient avec à la main une photo couleur dans son cadre de taille très moyenne dans ces circonstances, un portrait de deuil, un portrait de son mari qui est, dit-elle, décédé il y a un an.
Elle dit ceci en effectuant quasiment simultanément deux gestes : elle se rassoit et subrepticement caresse du pouce de sa main libre la photo du portrait. Elle place immédiatement le portrait en équilibre à son côté droit à même le bord du tatami. Elle s’y reprend à plusieurs fois pour que le portrait soit stable sur la tranche du cadre.
####… miantenant quatre
Ainsi, nous étions trois, mais nous sommes maintenant quatre. Il n’y a pas de doute que nous sommes soudain bien quatre. Elle vient de placer l’âme de son mari dans le présent, dans le moment présent, c’est à dire la vie, le quotidien, la conversation. Puis elle entame brusquement une histoire dont j’ai un peu de mal à tout saisir avec un accent régional que je ne connais pas. Elle sort du script convenu.
Ça part en trombe.
Le guide pourtant natif du coin en est soudain bouche-bée de ce qu’il entend, une histoire noire, une suspicion d’incendie criminel qui doit remonter à au moins 50 années, une omerta de la presse locale, des intérêts financiers considérables. Elle répète plusieurs fois que cela ne doit pas fuiter, rester entre nous. Elle m’inclut d’un regard affectueux dans ce nous. On est un faisceau de connivence, presque un complot. On est dans la confidence. Ensuite, elle se lèvent et nous montre ce qu’il reste de l’enclos dans la partie en torchis originale de la maison qui a évoluée, s’est étendue depuis que l’on vivait avec les bêtes, avec la bête qui avait sa propre pièce … comme Joseph et Marie et le marmot.
… comme partout, comme partout, quand la bête unique était la source de vie dans la pauvreté abjecte et normale du quotidien rural …
… ce que le guide, ce que tous les guides ne savent pas … que ceci se passait exactement à l’identique ailleurs dans toutes les civilisations … et pas qu’au Japon. Ils vous serinent en boucle l’exceptionnalité d’un fait mondial. L’inculture est stupéfiante, mais beaucoup plus que dans les milieux urbains.
De l’enclos comme une chambre à coucher transformé depuis en un débarras cloaque encombré, on devine les trous des barreaux verticaux et horizontaux qui empêchaient l’animal énorme, poule aux veaux d’or, d’aller voir à quoi ressemblait le monde au-delà du pré à pâture. Il ne savait rien du monde ailleurs. Il était en avance sur le temps présent. Il était elle, une vache.