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Temps irréels

 


En parallèle à la promesse de l’expérience d’un consumériste harmonieux de bout en bout - promesse implicite japonaise exclusive? - les nouilles pas chers, les trains à l’heure, les toilettes abondantes nettoyés par des précaires heureux contemplatifs comme au cinéma, l’absence de violences visibles, l’invisibilité des violences et des déchets, l’invisibilité des pauvres par incapacité de lire les signes de la précarité noyés dans l’organisation, l’harmonie étant d’abord ce que voit et expérimente le consommateur au bout de la chaîne de services, les derniers 100 mètres, se trouve un tracé perpendiculaire.


On peut en faire l’expérience par exemple à Kappabashi où à côté des couteaux affabulés par les garçons et la vaisselle se trouve des éléments clés du commerce de la mort. Des temples bien sûr avec petits cimetières attenants, et pour certains ces grilles de fer forgé à l’entrée digne de celles des châteaux enchantés et demeures seigneuriales oligarchisées européennes. 


Et puis il y a les magasins de 仏壇 butsudan, les autels consacrés aux ancêtres, ces interfaces tangibles entre ici et là-bas confinés dans le privé des maisons et en voie de disparition. Il y a depuis l’an passé un livre issu d’une thèse sur le domaine au presses de l’Université de Chicago, auteure Hannah Gould intitulé When Death Falls Apart, et c’est absolument passionnant, un de ces livres qui propulse le lecteur dans le quotidien social japonais en zappant toute la ménagerie affabuliste ailleurs. Anthropologie, donc immersion dans les milieux avec des touches d’exposition de belle facture narrative d’avoir travaillé chez des fabricants de butsudan et des funérariums. Il y a un quelque chose à la fois de résolument moderne et traditionnellement scientifique, avec, louée soit l’auteure et il faut faire de même, la graphie des mots japonais introduits en écriture japonaise. J’ai compté une vingtaine de ces magasins sur la route 463 entre Ueno et Tawaramachi, avec une concentration particulièrement dense au niveau du carrefour Kikuyabashi, où l’énorme effigie d’un chef toqué indique l’entrée de Kappabashi, ce qui permet de tourner le dos à une tout autre dimension et aller acheter son cher couteau.


### Tu sais que


Tu sais que quelque chose a changé quand tu penses à la mort, pas seulement la tienne, mais aussi celle bien plus lointaine on l’espère de sa progéniture, mais avant cela l’incompressible incompréhensible peine que tu vas infliger. Comment ne plus être là malgré tous les exemples connus? 


Le livre de Hannah Gould qui sait son Japon et jusqu’à l’intime te remet en selle même après toutes ces années. Essentiellement, il n’y a que peu de raisons de s’intéresser au Japon, hors dans un domaine professionnel, quand longtemps au Japon, sauf quand ces lectures mettent les pendules à l’heure, nettoient le cadran couvert de poussière, et place sur un jour nouveau le quotidien que l’on pensait saisir. Les odieux écrivains hors-sol oligarques locaux et de passage en deviennent encore plus odieux en comparaison. Et risibles. 


Mais faisons attention à la vacuole du coup de griffe à ergots métalliques, son inutilité fondamentale quand accompagnée de rien d’autres, sinon que sa fonction de purge psycho-hygiénique, sauf donc si elle va pas dans le sens de construire quelque chose, d’autre. 


#### Erreur


De ma part. Lafcadio Hearn s’épanche bien sur les odeurs, une odeur, celle de l’encens. 


Les senteurs sont évoquées dans l’introduction du fameux texte My First Day in the Orient, comme Henry Miller avec First Sunday in Paris, Hearn en pousse-pousse à Yokohama et Miller à Paris à pieds. Hearn rappelle les recommandations de Basil Hall Chamberlain de prendre notes de ses premières impressions éphémères, ce qui fait écrire à Hearn la courte phrase finale de son introduction de la sorte :


_The first charm of Japan is intangible and volatile as a perfume._


Autant pour l’olfactif, mais en mode image comparative.


Jusqu’avant d’atteindre bien plus tard un certain temple, tout le charme est totalitairement visuel, graphique, indigo, la texture des matériaux telle que perçue par la rétine à commencer par le bois. Son tireur de rickshaw a beau transpirer avec profusion, il n’y a aucune mention d’odeurs corporelles, mais cela se passe au printemps et le vent mentionné est clair et sec, peu porteur pour ces notes là, mais très porteur pour les aliments cuits, les remugles de fermentations multiples. On ne cuit rien aux pas de portes des boutiques? Hearn est orientalisé comme on dirait “vampirisé sous le charme”; il énonce des descriptifs enchantés dont certains perdurent. Il est un des premiers arpenteurs blancs de la ville japonaise fiévreux de risquer d’oublier un souvenir. Il va influencer mais n’est pas influenceur. La référence à une senteur spécifique vient donc bien après dans ce chapitre à l’intérieur d’un temple.  


_On the steps I take off my shoes; a young man slides aside the screens closing the entrance, and bows me a gracious welcome. And I go in, feeling under my feet a softness of matting thick as bedding. An immense square apartment is before me, full of an unfamiliar sweet smell—the scent of Japanese incense (..)_


Cette odeur est peut-être majeure au point qu’il n’attribue aux tatamis qu’une qualité tactile ressentie sur la plante des pieds, mais aucune odeur pourtant essentielle et singulière de ce sol là. Mais bon, il a bien senti quelque chose. A Joyful à Minowa, cela fait bien cinq ans que le marchand de légumes fermentés pestilenciels a fermé. 


My First Day in the Orient, le premier chapitre de GLIMPSES OF UNFAMILIAR JAPAN  de Lafacdio Hearn, reste un texte étonnant.


#### Shimbashi


Au Café Deux, le centre d’un monde. A un jet de pavé de l’odieux Shiodome et de l’infâme Toranomon Hills. Quadrilatère villageois.


#### La littérature hors-soliste existe


Elle est actuellement marketing, affabulisme dur, winner/gagnant; elle ne se distingue pas des discours marchands. Elle EST discours marchand, discours gagnant, discours imbu de soi comme caste. Elle est probablement générée en partie par des formules IA, ou des rédacteurs qui ont l’IA dans la peau, profondément inscrite dans le derme.  Elle s’incarne par exemple dans cet étron ferme, survitaminé à la poudre

Elle fait son monde en l’énonçant, en l’exultant. La question est : à quels autres possibles d’écritures hors-sol fait-elle de l’ombre?