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Repreneur de mythe



Un subtil et à la fois énorme changement mineur au niveau de la pagination a eu lieu sur le site du London Review of Books. La revue papier ne figure plus sur le fronton. Il faut chercher l’onglet The Paper, la sous-entrée Latest Issue, pour trouver la couverture et la table des matières de la version papier en cours. Sur la première page, les articles qui figurent dans cette édition du moment ne sont pas datés, en tout cas dans leur version encadré introduction, contrairement au New York Review of Books où chaque intro d’article est estampillé d’un discret Month Day, Year Issue, qui distingue ces articles de ceux de la version dite web non imprimé sur papier, mais qui offrent une quantité parallèle d’articles à lire considérable. Sans apparaître en tête de la top page, un caméo du numéro papier en cours figure toujours en bonne place. 


Pour le LRB d’abord, le pire serait la disparition du papier. Cela fait des années que dans les pages du mensuel figure l’auto-publicité invitant les lecteurs à avoir toujours sur soi le LRB, c’est à dire la version numérique à lire via l’application dédiée. Aucun lecteur n’est invité à transporter son numéro papier du mois qui ne pèse rien en regard de l’iPad, du clavier, des câbles et adapteurs de prise, de divers médicaments, de mouchoirs en papier, d’un ou deux masque au cas où, d’un cahier qui fait redondant avec un carnet, de trop de stylos et marqueurs rarement utilisé en mobilité alors qu’un seul suffirait, d’une serviette éponge qui bientôt sera indispensable, d’une casquette quand pas sur la tête, et de petites scories qui s’accumulent au fond du sac entre deux sessions très espacées de nettoyage profond. Personne à la rédac du LRB ne penserait à inviter les lecteurs de la version papier à le prendre avec soi, dans le métro de Tokyo, de Buenos Aires, de Chicago, de Londres à la rigueur. Aucune ville un peu secondaire mais doté d’un métro ou d’un tram ne me vient immédiatement à l’esprit. 


Le papier n’est pas affaire de nostalgie, ou alors très peu. Il est affaire d’ampleur du monde offert, de sensations physiques mais surtout au-delà, d’extensions et de poudres d’allumage de l’imagination, que se soit en mode statique-statique, dans un café, ou en mode statique-mobile, comme dans le métro. Alors que certains wagons de métros à Tokyo affichent maintenant des rangs de quatre écrans rectangulaires en hauteur scotchant les regards avec un débit d’abrutissement marchand - je suppose que l’on peut capter le son via ses écouteurs et une appli dédiée - la version papier du LRB offre des publicités encore largement culturelles, expo de céramique du moment à Londres, offre de location d’une villa italienne donc idéale dans la campagne de Toscane où l’on écrira c’est promis le roman du siècle, petites annonces personnelles, très personnelles, genre “génie cherche sa génie, qui aime visiter les expos, voyager loin et observer les soleils couchants”. Tout cela qui enrobe le contenu écrit et quelques illustrations associées est absent de l’écran. Tout cela est source d’enrichissement seul sur le papier.


####Rétro kawaii


Deux jeunes femmes sont entrées dans l’espace café. L’une d’elle se reflète dans le coin miroir. Elle est ravie, elle expose un visage ravie, un ravissement permanent, un contentement non-stop, elle regarde plutôt en hauteur comme si admirant le plafond, jamais de côté, jamais à l’horizontale où se trouve l’éventualité de croiser un autre regard humain. Regarder les plinthes est un regard hors-social, un regard ravi absorbant le paysage intérieur, les mystères des moulures de plafonds. Il n’y a pas de doute qu’elle se trouve ici pour la première fois. C’est son amie qui a du l’y amener en connaissance de cause. Tu verras, c’est rétro, c’est kawaii. Elle ne quitte pas son sourire enchanté permanent, sa tête tournant lentement qui de droite qui de gauche comme quand on visite un palais enchanté et dénuée de hordes, sourire qui met en relief les traits de son visage auquel elle a du consacrer beaucoup de temps comme tous les matins pour le mettre en scène, en exposition public. Je perçois de sa bouche les mots  rétro et kawaii. Une succursale de Starbucks, de Doutor, d’Andersen, de Little Mermaid n’est jamais rétro ni même kawaii. Quand bien même les équipes de déco intérieurs auraient eu la moindre velléité d’introduire des éléments du bon vieux temps, ceux-ci ne seraient perçus que comme des élément kitchs, des remakes. Rétro et kawaii qualifient des lieux sans avenir sinon que le remplacement. Ce sont des termes qui fonctionnent un peu comme une muséification verbale pour un lieu dont l’échéance n’est pas d’être repris par une cinquième génération, pas être “vivifié” par un qui a fait finance et qui soudain se recycle avec remords autoaffabulés dans la boulange aux farines bios. Les chaînes attendent l’opportunité. Plus tard, j’entends qu’elle parle toujours avec ce sourire enchanté d’acide hyaluronique.


####Sociologie de Kyoto


Au bout du banc peu orthodoxe qui forme comme une virgule mécanisée et englobe la totalité du comptoir se trouve un homme affable, immobile, souriant. D’abord, c’était parti pour que l’on ne reste pas. Il était seul sur ce long banc qui exige beaucoup de gymnastique et contorsions impossibles pour s’y installer. La dame derrière le comptoir me fait signe que non, qu’il n’y a pas de place, que d’autres vont arriver. Elle indique une salle quelque part derrière invisible. Je lui demande s’il s’agit de sièges à même le sol, donc pas de siège. Elle me dit que oui. Je lui dis que non. Pas question de se faire mal. L’inconfort de l’assise est associé au populaire asiatique. Puis finalement tout change et nous sommes autorisés à nous installer, avec contorsions impossible sur le banc ennemi du fessier. La conversation avec le monsieur souriant et affable est quasi immédiate. Je sais très vite qu’il est d’origine de Kyoto, qu’il fréquente le lieu au moins 6,5 soirs par semaine, qu’il a sa bouteille réservée avec son nom, que sa fréquentation d’abord peu assidue a débuté il y a une vingtaine d’année, qu’il fait -ce n’est pas son expression - partie des meubles pas depuis peu, qu’il est célibataire, qu’il travaille par le plus grand des hasards dans un établissement scolaire par loin de la maison. Nous parlons de tourisme, de l’affluence par moments et par quartiers ultra, obscène dans Kyoto. Ses réponses sont précises, dotées d’opinions personnelles. Il ne voit aucune chance de développement touristique dans ces territoires périphériques des grands trous noirs urbains, périphéries qui rêvent de voir des touristes donc blancs qu’ils mettent en scène dans des clips vidéos à destination de l’on ne sait qui, où de jeunes occidentaux ravis de l’aubaine comme ils triment plus ou moins dans un job précaire dans la ville proche ou bullent avec une bourse dans une université provinciale perdue mangent avec délices les mêmes délices que l’on retrouve dans toutes les destinations du nord au sud, fond l’expérience de fabriquer du papier washi dont les expériences identiques se comptent par centaines dans tout le pays, et prennent avec ravissement un latte dans un établissement de partout et de nulle part ici au Japon. Non, Kameoka n’a aucune chance hors de la marginalité occasionnelle.


Sur l’ostracisme local des vrais Kyotoïtes à l’encontre des faux, ceux pas nés dans les quartiers historiques autoélus, son point de vue est très original, lui-même n’étant pas  d’origine d’un quartier kyotoïte du gotha : cet ostracisme est agent essentiel de ce qui fait l’identité kyotoïte, et n’est pas à prendre comme un simple ostracisme. Certains ostracismes sont plus louables que d’autres. Il me raconte les grandes lignes du lieu où nous nous trouvons, me montre le portrait d’une dame affiché sur un pilier tout proche de là où il est assis, qu’il peut regarder juste en bougeant les yeux, comme si présent en permanence, celle qui a crée ce lieu, qui n’est plus, qui est l’origine d’autres échoppes dans le coin immédiat, qui résout ainsi l’étrangeté d’avoir constaté au fil des périples dans les ruelles l’intéressante concentration de restaurants et bars d’Okinawa. Là encore, il y a matière à non fiction. Je sais où le retrouver, dans le coin, près du pilier, près de sa bouteille nommée, six fois et demi au moins par semaine tous les soirs. Il n’est pas question d’en faire un petit portrait de daube, un truc rétro kawaii badin du tropisme homme blanc boit avec homme japonais. Je suis conscient de l’écueil, à commencer par celui de tomber dans le mièvre, s’éviter le malaise d’une “écriture qui ne truque pas”, sortir de son petit récit japonais.


####Zen et le livreur Uber Eats


L’homme a la soixantaine proche des soixante dix ans fringants. Il a placé sur sa béquille son vélo vert clair, un Bridgestone. Il est allé acheter une bouteille d’eau minérale à NewsDay juste à côté. Il n’a pas mis l’antivol parce que c’est un merveilleux pays. Je l’ai pris dans l’axe du regard observateur alors qu’il finit de boire sa bouteille. Il place consciencieusement le reçu de son achat qu’il plie d’abord en deux dans un porte carte épais avec une fenêtre plastique transparente. Il est bien habiller pour la bicyclette, sorte de polo blanc élégant, fuseau sportif noir aux jambes qui vont commencer à souffrir de la chaleur. Il porte sur la tête un casque au sigle Uber Eats. Le sac à dos du même sigle et posé à même le sol à côté du vélo. Son visage n’évoque pas la fatigue ni les soucis mais un visage n’évoque pas tout. Il a une coupe de cheveux gris dégagée à la nuque sortie d’une chaîne de coiffeurs à 1000 yens. Il se tient très droit mais sans peine. Travaille-t-il pour l’argent ou pour l’esthétisme tel un nettoyeur de toilettes publiques affabulé par un affabulé blanc réalisateur de film?


####A Shin-Okubo


Quartier le plus multiethnique de Tokyo, une des épiceries du continent et du sous-continent indien et de la Turquie et des divers pays asiatiques et des Philippines réunis propose dans un panier des pains ronds d’une recette d'Ouzbékistan. Une recherche plus tard m’expliquera que ces pains lourds sont dits de Samarkand. Ainsi, en parcourant les rayons, on perçoit d’infimes mais certains mouvements de population à Tokyo. 


####Post-Dream Coffee


La lecture en biais de Coffee and the city : towards a soft urbanity, une thèse de 2010, auteur Holm, Erling Dokk, informe sur un mode universitaire, donc dénué de la dimension émotionnelle, sur ce les sens de l’émergence des “coffee bars” dans les milieux urbains. L’auteur écrit de la sorte :


This dissertation is about coffee bars. In it I ask how and why they have emerged in the urban sphere, how they function and how they may be interpreted as indicators of structural changes on a societal level. To put it briefly: what is it that makes coffee bars so successful in modern society? 


Tout à l’heure, j’ai pris le métro jusqu’à la station Kanamecho. Je suis sorti en direction d’Ikébukuro, j’ai longé l’avenue comme maintenant une ancienne habitude, passé le petit marchand de fruits et légumes 66thankyou, la boutique d’emballages en tout genres Ikebukuro-Kotokudo, un Family Mart, un discounter d’alcools Kakuyasu, une boutique de vêtements d’occasion Bird Ikebukuro, l’enseigne CoCo Ichibanya que je ne fréquenterai jamais, le restaurant de Kushiyaki Kushikatsu Tanaka à l’allure très populaire, un petit restaurant spécialisé dans les abats, un izakaya Stand Fuji, une échoppe à 100 yens de l’enseigne Can Do, un fleuriste, divers mangeoires de viandes, un restaurant de ramen à devanture qui fait penser à tord à un restaurant japonais coûteux. J’ai tourné à droite comme d’habitude ancienne, pour voir immédiatement que dans la perspective, Dream Coffee était toujours présent, rideau baissé, et que l’immeuble était toujours debout, ce qui constitue à la fois une source de désolation et d’irritation, comme la narration dramatique entendue était que l’immeuble allait être démoli. Il y a ainsi tromperie sur le storytelling, impossibilité de faire le deuil. Bezos et consorts comme si payant un pourboire aux manants aurait pu récupérer l’affaire en un quart de tour, transformer Dream Coffee sur le mode du Pharaon du Comte de Monte Cristo en un nouveau Dream Coffee reprennant traits pour traits l’affaire, l’aménagement intérieur, et si possible la grille des tarifs. On aurait appelé ce sauveur Simbad le Terrien, sauveur d’un milieu urbain au centre duquel se trouvait un café de 51 ans d’âge qui répondait exactement, et donc largement en avance sur son temps, sur ce que décrit cette thèse au sujet de cette catégorie dîte des coffee bars, à commencer par être un lieu parfait pour gérer une solitude urbaine volontaire. Mais Simbad comme Bezos s’en foutent et Edmond Dantès n’aurait pu avoir lieu à Tokyo. Dream Coffee vit ainsi une extension post-mortem en pensées, en tant que lieu ni rétro ni kawaii, avec pour grande différence en comparaison avec les coffee bars donc contemporains, qu’il s’agissait d’un lieu multigénérationnel. Un repreneur de mythe richissime peut encore changer la face de ce quartier à la pointe extrême occidentale d’Ikébukuro.