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Machine à devancer le temps

A l’ouest et étrangement, encore des touches de vert, ce qui contraste avec le gazon couleur jaune paille comme un paillasson végétale devant le bâtiment du resto-U de Waseda. Ici à l’ouest, ce terrain était à l’origine couvert de maisons en bois, pas des masures, mais des bâtiments d’où émanait un air de vie chétive mais de vie, même si comme ailleurs on ne voyait jamais quiconque en y passant à la descent du train et après avoir poussé sur une centaine de mètres à peine, puis s’être engagé sur le petit escalier menant au niveau du terrain. A voix basse, on m’avait dit plus d’une fois qu’il s’agissait de maisons où résidaient - sur le ton de l’hypothèse - des Coréens, ou des personnes d’origine coréenne. Cela fait une pelletée d’années que les maisons ont disparu mais rien ne se construit sur les lieux. 

####Agir pour le bonheur d’autrui

Je note cette phrase d’AC pour la placer dans ce vide-poche d’écritures en vrac, bien meilleur que le rouleau de pq vite tombé dans l’oubli de WhatsApp sur lequel elle est apparue, AC qui me répond donc à une question qui ne vous concerne pas, de la sorte :

_“Non ça ne pose aucun problème! C’est juste que nous ne voulons pas qu’il soit malheureux!”_

Ne pas vouloir que l’autre soit malheureux. Expression rarissime. 

####Colloque

Colloque sur La Ville du Futur au Collège de France, Emmanuelle Loyer, professeur d’histoire au sujet des surréalistes en exil à New York, Levy-Strauss.

Extrait : 

_“Les traductions de quartiers, les correspondances un peu idiotes, le Village c’est le Quartier Latin, l’East Side c’est le 16e arrondissement”. Levi-Strauss sur Sao Paolo où il voit “son premier building”, ce possessif “son” - clé-signe de l’expression française de niveau très supérieur, à méditer chez les apprenants (maîtrisez vos possessifs bordel! saupoudrez-en vos dires!) :_

_“Sao Paolo ne m’a jamais paru laide. C’était une ville sauvage comme le sont toutes les villes américaines. ”. Et l’intervenante de poursuivre : “Sauvage, c’est à dire à cycles d’évolution courts passant “de la fraîcheur à la décrépitude, sans s’arrêter à l’ancienneté”..”_

Ceci s’applique-t-il à Tokyo, _Machine à devancer le temps_? A chaque fois, et pour nourrir le sujet, la question à poser à poser est : and what about Tokyo?, plutôt que lire les informations sur le Japon. Un article sur les merveilleuses toilettes à Tokyo. Paas d’article sur l’absence de toilettes fonctionnelles à Noto.

####Hafu

Je viens de voir passer “hafu”, en mode perroquet dans un commentaire réduit à ce mot sur une photo exposant mon fils. L’individu non-half peut se targuer d’une dimension ancestrale, souvent d’origines multiples situées dans un passé non-vécu, une transmission “naturelle” en quelque sorte de la complexité. Le hafu se voit lui, elle, imposer l’horizontalité qui est comme le recto-verso ou le pile ou face, une platitude dénuée de profondeur, donc d’histoires plurielles. Les perroquets pourraient-ils au moins se taire? Le terme hafu - dans le Robert bientôt? - est une injure dans le sens où il impose au récepteur de l’étiquette la bêtise d’un étiqueteur qui ne sait absolument pas, mais pas du tout de quoi il parle.  Impartition identitaire, subite donc, je de rôle sans aucune prise sur la distribution sauf que de jouer le jeu. Tant et tant de pistes de fictions comme de nonfictions situées à Tokyo. 

Comme les textes trouvailles font échos si souvent - ou est-ce volonté de les faire résonner? - je tombe sur cette bribe au sujet du “migrant, jadis fasciné par la ville, et dont le but était arriviste, opportuniste et carriériste”. Cela se trouve mentionné dans un article sur Fabula au sujet d’un ouvrage intitulé, L’Erreur de la ville. À propos du roman d’apprentissage urbain, auteur Christophe Cosker. Là encore, tout ce qui s’apparente à une autre digression n’a en fait pour objectif que de refléter le propos dans le questionnnement : and what about Tokyo?

####Adultes émergents

Dîner un 3 janvier avec un jeune couple d’Européens qui correspondent à la catégorie “d’adultes émergents”. Voilà un sujet d’intérêt : analyser ce qui distingue l’émergence adulte au Japon d’avec l’Occident. On voit plein d’adultes émergents à Koenji, avec comme trait commun le précariat, mais n’est-ce pas le vieux mépris à leur encontre de la société vieille qui a le pouvoir et l’argent et les pieds sur la pédale de frein qui tranche d’avec ailleurs que du Japon? Elle se fait exploiter avec bonheur et gratitude de l’opportunité qui n’entrait pas particulièrement dans ses intentions de rester à Tokyo, par un influenceur français, un acteur de l’entretien de la fabulation qui a sans doute son âge sinon moins, et bien sûr une épouse japonaise pour ouvrir les portes. Précaire mais heureuse de l’opportunité. Toute une industrie s’est ainsi développée d’exploitation réciproque en tranches d’âges équivalentes - le patron n’est pas plus âgé que ses esclaves joyeux jetables et très facilement remplaçables - tout cela pour entretenir la bulle lucrative d’illusion. Il fit fortune en exportant des KitKat au matcha. 

On voit d’ailleurs là le problème afférant aux possibles des narrations tokyoïtes, la domination dans le buzz du tiercé arriviste, opportuniste et carriériste. En dehors de cela … un Américain résidant de longue date a publié un carnet de parcours en train du nord au sud du Japon, encore un! Tout ce qui reste après un “séjour de longue date” serait donc de prendre le train. 

####Précariat hors-sol

Comme le lendemain est jour de fermeture pour cet établissement qui n’a pas fermé autour du jour de l’an, pas mal de plats énoncés dans le menu sont absents des stocks comme les marchés et la distribution sont en mode dormant. Elle trouve malgré tout de quoi satisfaire ses envies végétariennes. Il est très facile de manger végétarien chez soi, pas en ville. Je me demande, et j’oublie de lui demander si elle a accès à une cuisine dans son chez-elle qui doit être de l’ordre du dortoir. Nous somme les derniers jusqu’à la limite de fermeture tôt ce soir là, 21h. Un peu pour se faire pardonner du peu de choix, un staff nous apporte en fin de parcours une petite assiette de shiitake, un seul coupé en quatre et cuit à la vapeur je présume, avec un peu de sauce dans une sorte de cruche miniature. Cela fait pauvret comme fond de frigo mais l’attention est appréciable. En sortant, la rue principale normalement affluente à cette heure est presque vide. Il ne pleut pas à Tokyo, sauf quand il pleut. Cette nuit du 3 janvier est une nuit sans pluie, sèche. Pas comme Paris.

####Ilots cosmopolites

J’ai déterminé l’ostracisme comme étant le liquide amniotique du quotidien. Contrairement aux bébés qui n’ont sans doute pas conscience du liquide hors en situation de stress, ce liquide m’est sensiblement plus sensible dans sa structure que par le passé, d’autant plus qu’il est maintenant parfaitement nommable et nommé, et sujet d’études sociologiques. C’est un liquide qui gratte. Cette (re)connaissance intellectuelle d’un milieu et de ses mécanismes permet de le citer avec moins d’affects donc. Dans un compte rendu d’étude issue de l’université Keïo, The Influence of Whiteness on Social and Professional Integration: The Case of Highly Skilled Europeans in Japan, Adrijana Miladinović - je trouve l’intéressante expression “cosmopolitan islets” qui dénote ces “îlots” du théâtre relationnel où se retrouvent les individus en mal de sentiment communautaire qui leur permettent, en principe, de “renégocier leur européanitude”,  îlots d’une langue si pas nationalité commune, mais aussi, ce qui n’est pas souligné dans l’article, îlots configurés autour de classes socio-professionnelles distinctes, et aussi fortement “exclusifs dans la dimension générationnelle”. 

L’accès au monde via l’écran crée lui la possibilité et la nécessité d’îlots de solitude culturelle d’une richesse sans fond, à peupler par soi-même, trop rarement par le dialogue avec autre que soi, d’où ces blogs, d’où ces écritures éparses, cette dimension qui nourrit de faits d’ailleurs le quotidien où la recherche est une addiction et la clé indispensable à ce quotidien sinon perçu comme déficient.

Ce n’est pas tant l’accession à un univers sans fond de textes - la bibliothèque perdue d’Alexandrie ne fait pas le poids - que l’inscription rendue possible dans son quotidien de discours géographiquement lointains qui viennent peupler l’immédiateté d’ici avec l’immédiateté de là-bas. Le pire exemple en est l’actualité en continue, qui n’est pas le sujet ici, qui est “la bibliothèque en continue, avec parfois des voix dedans”, et en expansion comme l’univers. 

A défaut de vocabulaire pour nommer cette autre dimension qui est de l’ordre de la mixité de présents, voici un exemple. Pas plus tard que l’autre soir me revient le souvenir que c’est tantôt en ce début d’année qu’a lieu à New Bedford, dans le muséum de l’industrie baleinière, le marathon annuel traditionnel de lecture en relais de l’intégral de Moby-Dick. 

####Putain! Moby-Dick! C’est trop ce bouquin!

Je vais voir d’abord les news, tombe sur une annonce, copie colle le nom exact du lieu, tombe sur le site web, déroule vers le bas, clique sur l’écran noir de Youtube sans remarquer qu’il s’agit d’un direct, et tombe effectivement sur le marathon en cours. La grande inutilité indispensable que de se réunir pour débiter à voix haute un texte long comme un marathon. 

La banalité du lieu et du moment est un peu une surprise. J’avais idée que l’évènement se déroulait dans la chapelle en face, celle au sujet de laquelle Melville écrit :

_In this same New Bedford there stands a Whaleman's Chapel, and few are the moody fishermen, shortly bound for the Indian Ocean or Pacific, who fail to make a Sunday visit to the spot._

Au lieu d’une chapelle, il s’agit d’une banale salle d’évènements configurée en mode colloque. On est au chapitre 104 - en fait, la préposée au compteur doit somnoler car c’est du chapitre suivant dont il s’agit. Ça va ça vient dans la salle, ça se pose, ça s’exfiltre, la plupart tiennent dans la main un épais volume de l’épais roman, ça se donne le relais au pupitre, c’est en mode multigénérationnel, avec me semble-t-il une majorité de seniors tout de même. Ça lit parfaitement, ou parfois en trébuchant mais qu’importe. La phrase melvienne est un défi à l’oratoire, parmi tous les défis. C’est donc New Bedford à -14 heures de Tokyo sur l’écran donc ils en sont au petit-déjeuner. Le débit oratoire est vite supplanté par l’observation de cette scène sans événement sinon que le marathon. J’avais envisagé un jour, avant le covid, d’aller assister à ce marathon, et là, j’en ai des tranches sans bouger, sans s’épuiser dans l’habitacle.

####trois heures avant l’atterrissage

K me contacte à trois heures avant l’atterrissage à Istanbul. Il me dit avoir déambulé jusqu’à épuisement à Hanéda, avoir fourni ses services pour une session d’interprétation dans une loge insonorisée de location dans le terminal, et lui aussi de sentir que ces voyages deviennent vraiment épuisant. Et il a encore un vol de connexion ensuite. 

####Genshu

Quand on entre dans la boutique de saké, on tombe sur une réunion arrosée d’hommes autour d’une table en discussion joyeuse. On se dirige sans tarder vers la muraille de frigos. La buée sur les vitres, signe d’un problème technique, rend la visibilité sur les bouteilles presque impossible. La dame de la boutique dit en l’air qu’on peut en sortir une pour voir. Elle expose de manière synthétique et excellente comment se décline l’offre : les sakés juste sortis du pis, et les versions constantes. Aussi simple que cela. Le juste sorti du pis titre à 18 degrés. Après tergiversations on choisit cette version. Juste au moment de sortir, un des hommes de la tablée dit en l’air le regard détournée avec un sourire que c’est du bon saké. Il ne nous invite pas à trinquer. Il n’en a pas l’idée. A sa place je l’aurais eue. 

####Tendance

S me demande “c’est quoi l’endroit à visiter à Tokyo?” Partout mais ailleurs. Recevoir un message sur WhatsApp d’une personne perdue de vue depuis au moins 30 ans pour ce simple échange sans suite. Je suspecte une tendance, unannounced banality dropping, ultra  small talk, non-dialogue, fear of communicating. C aussi déboule sur l’écran, me demande comment ça va, ne lit pas ma réponse immédiate, ne lit pas ma réponse après trois jours d’affilés. Je suspecte une tendance.

####Paris nu

Réapparaît à propos de quoi donc une mention du livre _Paris when it’s naked_. Le lien avec un article très intéressant sur l’auteure Etel Adnan paru dans le NYRB de juin dernier met un certain temps à se cristalliser. Etranges propos dans un Paris fin des années 90 d’une résidente pour qui la ville se réduit à un territoire surtout germanopratin, avant la dégradation profonde en food court et shopping center sur rues, mais c’est la mention dans l’article d’une condition cardiaque d’Adnan qui explique sans doute son confinement géographique. Elle est excellente à décrire Paris comme une ville de pluie, une ville d’eau humide, et parfois suintante, pas seulement grise comme Henri Miller la mentionne. Une brève évocation de la pluie du côté de Saint-André des Arts fonctionne comme une bouffée de vécu qui revient. Il faudrait introduire les conditions climatiques dans l’écriture sur Tokyo. Tokyo when it rains. C’est vers la page 30 que la vitesse de croisière de la lecture s’engage enfin. Paris when it’s naked date de 1993. L’actualité internationale est un sujet important pour l’auteure. Apparaisseent en flashs des mention de guerre en Irak, d’épuration de populations, de racisme et d’exaspération au sujet d’une présence basanée insupportable. Cela a 20 ans donc et pas une ride.

####Ne pas mentionner l’actualité

Contrairement à Etel Adnan, ce n’est pas un effort colossal en soi, surtout que la pente glissante du ronchonnage est trop  risquée. Mais ce qui se passe à Noto est affligeant. Heureusement, il y aura l’expo universelle d’Osaka pour oublier.

####Mission 

Réagencer, re-imaginer Kyoto comme une destination enviable, pour soi seulement. Sacré boulot.