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Des raisons d’hiberner

Ecrire à Tokyo, en attendant que les baskets sèchent.

 J’ai compris mais un peu tard le fond précis du malaise de cette période de l’année qui courre à peu près du 28 décembre au 7 janvier. Ce n’est pas tant la décélération du quotidien, la seule dimension qui sied au Japon, mais l’exposition progressive d’une période foncièrement nationaliste racialisée, où l’ostracisme muet routinier tient le haut du pavé durant ces heures froides, grises ou bleues sans fanfare. Cette période mériterait d’hiberner. 

Elle commence bien avant le 28, avec l’exposition des drapeaux dans certaines rues. Le pire est d’aller au temple sauf pour les rares touristes qui semblent bien perdus seulement à cette époque, pas du tout “chez soi”, ou “ensemble avec”. Totalement en marge, marginalisés de ce qui se passe alentours. Pas tant que cela certes s’il s’agit d’un temple de campagne ou zone apparentée, au calme, mais où l’on n’est pas particulièrement bien vu dès lors que pas identifiable comme un résidant du secteur. 

Cette année, une première, on n’y est pas allé. Je n’en suis pas fier. On a même entendu dire que certains temples ont arrêté de sonner la cloche autour de minuit parce que des riverains se sont plaints. Autant pour les traditions. Derrière la façade neutre ou placide se trouvent tant et tant de gens prêts à de plaindre en mode délatoire pour un rien. Autre raison d’hiberner donc.

Ça se gâte les jours suivants, cette morgue heureusement compensée par la présence de petits enfants avec leurs parents, une présence considérable et exceptionnelle, joyeuse quand bien même les plus de 12 ans jusqu’aux étudiants sont elles et eux invisibles dans les foules. J’en ai bien vu sur le quai à Ikébukuro, des 15 ans garçons tous en tenue de club de sport. Toujours busy. Où sont les autres?

Ça se gâte encore plus sérieusement quand les cravatés procéduriers apparaissent selon les quartiers, marchant affairés, besogneux pour certains, comme quand il s’agit d’aller faire sa déclaration de revenus à la perception, presque tous mâles, paternalistes par défaut, avec à la main les cadeaux dans des sacs en papiers aux couleurs de divers commerces, certains dans des voitures avec chauffeurs quand il s’agit du top de la hiérarchie qui se visite réciproquement et se congratule. On se demande de quoi sont faites les prières pour la nouvelle année devant l’autel? C’est simple : faites que la même chose soit. Autre une raison d’hiberner.

Encore trois jours pour retomber dans ce que sait si bien faire le Japon, la gestion du théâtre du quotidien.

####Kichijoji, Koenji

Chancre cancéreux daïkanyamaïste au sud de Koenji. 

A Kichijoji et Koenji, plusieurs fois de suite, pour comparer et tenter de réhabiliter le premier dans une étroite mesure du possible. La première fois n’est pas en faveur de Kichijoji encore trop en mode processionnaire le 3 janvier. Koenji au sud, avec ses boutiques d’atmosphère à raser du regard est charmant à plein d’égards. Je note que presque au bout de la rue, le petit immeuble d’appartements qui lors de sa construction me semblait figurer une métastase boboïste - gentrification ne colle pas avec le scénario local - n’est finalement rien d’autre qu’un petit immeuble d’appartements, avec l’ensemble du rez-de-chaussée occupé par une métastase de chaîne de drugstore. 

Il y a pourtant un quelque chose qui pue son Daikanyama - futur probable - avec cette boutique de vêtements transparente, Safari, un stade supérieur du boboïsme jeune en comparaison des boutiques alentours spécialisées surtout dans la quincaillerie de l’inutile. Un autre remarquable furoncle est cette boutique de l’enseigne de laverie en self-service Baluko, un kit design de service à insérer dans un local vide pour laver ses couvertures, couettes, sneakers et articles pour chiens. J’y passe cinq grandes minutes avec le souvenir de 2001 l’Odyssée de l’espace où le vaisseau spatial se situerait justement ici. J’hésite à inscrire le lieu dans la série des Où écrire à Tokyo - le wifi est offert pourtant - d’autant plus que les informations du site web officiel de cette coolitude de la lessive exposent sans broncher les ouvertures et fermetures des antennes au fur et à mesure de l’expansion ou du rétrécissement de cette entreprise de la ville jetable. Qui a des kilos de vêtements à laver en une seule fois dans les tranches d’âges évoquées par le marketing, les trentenaires bohèmes hors le monde corporate? 

Un oubli comme un miracle dans Koenji côté jardin. Dingue que cela existe encore. A noter de mémoire un paysage identique, qui sent sa “ferme maraîchère” quand le coin était campagne, connu à Kichijoji excentré vers l’ouest - j’ai une photo quelque part - tout comme à Nishi-Ikebukuro où se trouvaient les restes émouvants d’une ferme sans aucune terre cultivée autour. 

Plus tard, c’est juste devant le square Central Park au sud-est de la station, logé au milieu du parcours entre celle-ci et le temple Koenji qui n’a rien à envier à un temple à Kyoto, que je tombe sur ce nouveau café, Neyo. Vaste espace minimaliste à l’extrême, qui se révèle être un café accueillant aux mamans et couples gentiment anémiques - tout un style de paraître - avec bébés, ou propriétaires de chiens choyés comme les bébés, ou jeunes filles hésitantes pour plus tard entre bébé ou chien. C’est un lieu à prendre tel quel, lumineux, bienvenu jusqu’à ce moment où j’observe avec malaise une jeune femme mettre une couche-culotte à son chien, tandis qu’à côté papotent des mamans avec biberons et jouets selon l’âge de la progéniture. La patronne est sympa. Je lui demande, et fait une gaffe, le sens de Neyo, s’il s’agit vraiment d’une forme impérative du verbe dormir. Elle me répond en riant que non, c’est le prénom de son fils. Zut alors!

Mais la couche culotte de chien reste en travers de la gorge de la mémoire. 

Sur l’axe de la multiplicité des paysages et instants qui laissent songeurs, Koenji est en tête sur Kichijoji, pas de doute. C’est de ce square pompeusement nommé Central Park que partent une fois l’an les manifestants qui s’opposent au changement, au percement d’une route qui changera la donne surtout au nord du territoire où se multiplieront les boutiques aérées, creuses et leur clientèle douce et amorphe, indifférente de tout, apolitique et apolitisée, ignare, sauf d’elle-même. Lors de la prochaine manifestation, des jeunes anémiés élégants avec bébés ou chiens ou les deux, ou le rêve vague d’un au choix, regarderont de la vaste baie vitrée des jeunes et moins jeunes aux parcours différents mais qui je crains, se retrouveront quelques part dans une zone commune de consommation, là où se laver les baskets, ou les slips du chien, ou les deux.

Sur Kichijoji, la nostalgie n’a pas de raison d’être, au nord en tout cas. Il y a toujours plis et replis et de quoi conjecturer. J’achète de la poudre de katsuobushi dont les informations sur le revers du sachet indiquent en mode détourné que l’ingrédient de base n’est pas local, ainsi que de la poudre de kombu, à l’étal de la vaillante et résistante enseigne Tsuchiya - produits secs - que je ne fréquentais jamais. Cette fréquentation assez récente permet de réactualiser cette partie du quartier qui conserve sa dimension encombrée un peu foutoir heureusement. 

Devant Harmonika Yokocho se trouve un restaurant de sushi dont l’enseigne me semble être la même que celle que l’on trouve à Koenji juste au début de la galerie couverte Porta, en face du Pronto. L’établissement offre 100 yens de réduction si l’on souhaite manger debout, mais cela signifie manger devant un comptoir inadapté à la consommation sur pattes qui reste le grand chic rare quand il s’agit de manger des sushis. Quand j’entre, je remarque immédiatement assis au comptoir un français que je ne connais pas avec son fils que je ne connais pas mais je les reconnais, en conséquence de les avoir vus sur Facebook autrefois heureusement décroché depuis longtemps. Comme quoi, cela crée des reconnaissances visuelles à défaut de connaissance. Cela crée un certain malaise qui ne devrait pas avoir lieu pourtant. Un fils qui mange avec son père, quoi de plus enviable?

Les sushis d’entrée de gamme sont très bons marchés et exposent un savoir-faire avancé en matière de fourguer du bas de gamme. La capacité de l’industrie alimentaire à à se perpétuer dans l’infra est tout simplement remarquable.  Le thon haché industriel - du minerai de poisson - atteint une consistance de sorbet que je ne connaissais pas. C’est infect quand on se souvient de ce qu’est du thon haché au couteau comme un steak tartare. Infect mais consommable. La réduction en pulpe de chairs de poisson s’est grandement améliorée qui permet de ne rien gâcher. On ne veut pas savoir ce qui entre dans la composition de ce chose mousseuse rose pâle. 

####Lectures

En lecture, c’est l’article Memory Failure de Pankaj Mishra dans la dernière livraison du London Review of Books sur les dessous historiques des relations de l’Allemagne et d’Israël qui est un décilement. Il y est brièvement fait mention d’Alfred Kazin et de son journal en partie publié. Je retrouve vite fait à la maison le A Walker in the City toujours pas lu jusqu’au bout mais transporté tant de fois, et même en avion je crois. 

Il est toujours étrange de lire les noms des contributeurs d’une revue anglophone comme le LRB, de n’y constater jamais aucun nom à consonance disons française ou approchante, mais à consonances anglo-indo-arabo-juive-ashkénaze-d’origine oui. Distances incompressibles et somme toute incompréhensibles. Ce qui renvoie aux écrits de Lévi-Strauss à New York mentionnés tantôt, le New York des premières années 40 avec les réfugiés, européens, intellectuels et artistes pour ceux cités en tout cas. Il n’y avait pas que des réfugiés lettrés pourtant. Lévi-Strauss qui se met à l’anglais pour fréquenter ses acolytes intellos locaux, qui fréquente un théâtre chinois, qui s’intéresse à, et tente de cuisiner chinois.