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Micro-nonfictions tokyoïtes

Les photos du texte ont disparu.


J’ai vraiment apprécié que M ait souligné avoir apprécié l’invitation à dîner à la maison de l’autre jour. Nous invitons mais ne sommes pas invités en retour. Comme cela est un fait acquis, on n’y pense plus. Sauf lors d’une rare occasion où quelqu’un de passage comme M le souligne. 

Toute justification à la non-invitation chez soi est culturellement bien-fondée, qui ici a rapport à une perception différente du sacré de l’intérieur privé, de qui peut y pénétrer, et de l’absence de savoir accueillir sans en faire un plat, des contorsions,  et au final une expérience stressante de part et d’autre. Mais toute justification n’enlève rien au fait que voici une culture contemporaine où l’on n’invite pas chez soi. 

Inviter est faire la cuisine qui est souvent le dernier bastion d’une pratique manuelle qui ne se situe pas dans l’apprentissage long et l’obsession d’atteindre une perfection inaccessible.  La livraison de pizza n’a pas lieu d’être mentionnée.

J’étais allé explorer l’autre jour un peu avant 19h les parages de la station Koenji à la recherche d’un possible restaurant pour le repas du vendredi suivant. N’étant pas du soir, Koenji était tout autre que de jour bien mieux connu, ce qui n’est pas une découverte, mais une souvenance de ce qu’était Shimokitazawa en soirée par exemple il y a une trentaine d’années. C’est éminemment sympathique et si pas la chaleur, cela a des échos lumineux d’un marché de Noël la nuit ailleurs qu’ici. Toutes les ruelles et encore plus les goulets en robe du soir ont un charme fou, comme la variété des gens qui passent. La gente féminine est resplendissante d’originalité vestimentaire. 

Trois restaurants d’Okinawa dans un mouchoir de poche. Peut-être y a-t-il derrière ceci une histoire de migration, que l’on ne connaîtra pas. J’aurais préféré celui dans le goulet dont l’intérieur ne se laisse pas deviner sauf à zieuter à travers un carreau, qui révèle une sorte de banc continu autour d’un comptoir, assise qui s’avèrerait trop rapidement pénible. 

On choisit un plus lumineux de l’extérieur avec des sièges apparemment pas trop rebutants. On fait l’erreur de regarder l’exemplaire de la carte en plastique dehors avant d’entrer, et oublier ainsi et trop systématiquement qu’un restaurant avec seulement une carte imprimée plastifiée offre un menu redondant sans plats et cuisines du moment figurant elles sur une carte écrite à la main. Pour autant, cela se passe bien et l’awamori pas bu depuis des années se révèle intéressant. Le sauté de tofu et de goya en diverses versions est une formule de cuisine familiale qui fait plaisir parce que cela sonne vraiment familial dans la bouche. Honte à une quelconque toque qui voudrait gentrifier cela. 

M a une brève altercation à sens unique quand exacerbée du volume sonore, qui suit une courbe de montée invariable indexée à la progression de l’ingestion d’alcool, mais aussi aux figures imposées du spectacle de soi, celle de la convivialité au restaurant, atteint bientôt à la table voisine de quatre personnes un niveau décibélique pénible. 

Une altercation à sens unique est une non-altercation dans le sens où vous parlez soudain excédé n’en pouvant plus de retenue avec vos voisins inconnus pour leur signifier en une langue incomprise qu’ils sont trop bruyants - c’est à dire trop présent dans la sphère privée à soi. Ils ne saisissent pas le sens des gestes et paroles mais l’effet de sidération est immédiat. C’est un parfait exemple de non-communication se déroulant dans cette atmosphère d’ostracisme routinier bienveillante. J’avais oublié à quel point le manger-et-boire-dehors pouvait ainsi être agressif aux oreilles, et au final source de fatigue et de tension. 

Le LRB en cours figure en couverture l’illustration d’un beau paysage boisé au bord d’un plan d’eau avec une barrière métallique de séparation comme s’il s’agissait à l’arrière d’un parc. Une seule petite trouée suggère un ciel essentiellement bleu. Cinq chaises semi-longues sont alignées qui attendent des personnes. Je me suis tout de suite souvenu avec angoisse de la peur bleue des chaises pliantes qui s’évertuaient à vouloir me pincer.

On m’a chargé d’aller acheter un jeu de cordes de guitare classique. La dernière fois remonte à un siècle. La première destination qui me vient en tête est Ochanomizu. La seconde est Shin-Okubo. Pas de doute : ce sera la seconde.

 Quoi apporter comme cadeaux? Du thé, léger dans la valise. Du café moulu des destinations favorites, cadeaux qui s’inscrivent dans le partage des routines, donc du chez soi. Je tends pour le café. Mais, si vous n’avez à la maison qu’une macchine à capsules? Qu’importe.

Un autre phénomène de vacances, celles-ci longues, impacte sur la densité du temps dans les quartiers attenant aux universités. Un libraire d’occasion dans le voisinage de Waseda où je trouve un exemplaire nickel du Nouvel esprit du capitalisme m’annonce que ses jours d’ouverture sont réduits en cette saison, suivant l’absence massive des étudiants. Quelques rares termes en tout début d’ouvrage soulignés au crayon, et puis plus rien. Encore un ouvrage abandonné précocement. L’introduction est particulièrement retorde. Il faut résister ou zapper pour entrer dans le premier chapitre. A partir de là, c’est abordable.

Au sujet de la réduction de la voilure estivale et de la limite sonore, je ne trouve aux abords de Waseda un dimanche passé que ce seul café ouvert, jamais fréquenté mais aperçu de nombreuses fois. Intérieur étroit très soigné, patron versé dans cette passion du café protocolaire avec sa tenue vestimentaire et sa gestuelle qui n’est qu’une version antérieure au café torréfacteur hipster. Une mini-machine à torréfier est installée dans une alcôve de la devanture. Les grains d’origines multiples sont entreposés dans des conteneurs semi-transparents. Chaque tasse est l’occasion de torréfier une poignée de grains. Le fond musical est couvert par les bruits additionnés de la machine, de la clim, de l’extracteur d’air et peut-être d’un frigo, mais aussi des cliquetis et entrechocs des ustensiles de préparation du café, et c’est sans parler de quatre personnes à table en mode vocal auberge du soir, salves de rires à gorges déployées, un signe avant-coureur à bien y penser de ce qui devait se produire le soir à Koenji quelques jours plus tard. La sensibilité à l’acoustique ne date pas d’hier et n’évolue pas vers l’indifférence. Je pars sans finir ma tasse de thé au bout de cinq minutes.

En préparation d’un voyage ou à l’occasion de la mention d’une ville ailleurs, aller voir sur la carte est maintenant proche du réflexe. Dans une ville française donnée, je découvre que la requête “café” ne génère pas dans les résultats la version “café tabac” ou “café PMU” qui appartiennent à la classe populaire. Il faut faire une recherche particulière pour faire apparaître ces établissements pas lénifiants. 

Les requêtes “belle rue”, “belle courbe”, “promontoire agréable”, “angle gracieux”, “trottoir seyant”, “perspective réjouissante à apprécier en fin d’automne entre 18 et 19h à l’heure des courses” ne génèrent rien.


Dans urbanisme.fr, il est question d’un ouvrage, Représenter le rez-de-ville - le titre est bien plus long - avec une recension accessible uniquement aux abonnés, mais on trouve sur le sujet bien d’autres recensions et commentaires ailleurs. Il y est question de la découverte que l’itinéraire est bien plus porteur de sens que le quartier. Tous les spécialistes le savent : architectes, développeurs urbains, fonctionnaires des voiries, philosophes de l’arpentage en ville. Toute une litanie de métiers est énoncée. Y sont absents la majorité, c’est à dire les usagés des rues.

Ce petit enclos de jeux pour les enfants protégé d’un grillage n’a pas le sordide d’un équivalent qui se trouvait - fermé je crois maintenant pour le remplir d’un nouvel immeuble - près de la mairie. L’enclos ici même est voué à disparaître au bénéfice d’un immeuble moche, mais dans l’attente, il offre une vue autrefois bouchée sur un chemin de détour bref où figure à l’angle d’un L renversé un temple de poche même si inamovible, avec son pavillon, sa statuaire, ses fanfreluches et gri-gris divers, sa délimitation qui dit la limite de son territoire propre et inviolable, et insérés dans celui-ci, trois arbres, dont deux néfliers qui ont donné leurs fruits il y a deux mois, fruits surtout jonchant le passage, mais pour certains j’en suis sûr discrètement ramassés aux heures matinales par des dames en promenade. Il aura suffit qu’un petit terrain de jeux temporaire qui ne ressemble pas trop grâce au bâti environnant à une cour de prison soit installé là pour que ce détour entre maintenant dans une routine de passage rendant la traversé du quartier bien plus agréable. Là aussi, avec quelques bars et restaurants quasi-invisibles de l’extérieurs mais marqués le soir par des luminaires discrets au sol, le L renversé offre dès le coucher du soleil, à l’heure où l’on ne joue plus, une atmosphère authentique, comme on dit dans les guides.