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Eléments d’une taxonomie avancée de la rue japonaise



####Vacuité saisonnière

Deux moments majeurs dans la décélération urbaine ici, le Nouvel An, qui débute le 28 décembre et courre au moins jusqu’au 7 janvier, et puis maintenant, cette période de vacances ultracourtes, ralentissement moins drastique que la nouvelle année, mais rendu virulent par la chaleur quotidienne. Tokyo dans les deux cas est vide de sens, et l’envie d’arpenter en berne. C’est l’occasion d’affiner un peu cette taxonomie graphique de la rue japonaise. Il faut exploser l’illustration plus haut pour en voir les détails.

- Quelques ajouts et corrections de commerces dont certains se chevauchent. Quelle différence entre une droguerie et un marchand de “choses métalliques”? 
- J’ai retiré les tsukemonos et autre tsukudanis de la catégorie des produits secs qu’ils ne sont pas. C’est de l’humide confit d’un côté, et de l’humide salé de l’autre. Mais il ne s’agit pas non plus de trop couper les cheveux en quatre.
- Aucune rue n’existe qui réunit le tout cité, encore plus comme je zappe la majorité de ce qui est du registre des chaînes, registre majeur. Ce qui est cité, ce sont des indices.
- Il n’y a pas que l’alimentaire dans la rue marchande. Il y a aussi le sexe et la mort, parfois proches. Le sexe en particulier qui n’est pas nécessairement confiné aux quartiers chauds, ou alors figure ce qu’il en reste. Tout près d’Usagiya à courte distance d’Ueno se trouve encore un soapland sur la bien nommée rue 学問の道, qui doit être le moignon visible devenu rare de la face de prostitution autrefois active et visible du quartier, avec encore quelques love hotels peu portés à l’exhibitionnisme en haut de la colline. Temple, bouffe, boisson et sexe, la cohorte habituelle inexpliquée quand on demande le pourquoi de cette proximité.
- Sur la mort, les agences de pompes funèbres ont pignon sur rues, y compris marchandes, mais se fondent dans le paysage sauf à bien lire les pancartes. Il y a au moins une exception à Ikébukuro sur la grand-rue qui s’éloigne vers la station Kanamecho, avec un établissement figurant une pierre tombale bien en vue dans la vitrine. J’étais tombé des nues à Kochi à la vue de plusieurs tombes derrière une vitrine élégante en plein dans la galerie marchande couverte.  
- Il ne m’est plus possible de limiter le regard aux seuls commerces quand bien même tout sur l’écran vous pousse à voir le monde ainsi. J’ai ajouté une catégorie “culturelle” en y intégrant à reculons les salles de karaoké, alors que les salles de cinéma privées de type cinémathèque avec une programmation pour cinéphiles ont essentiellement disparu. 
- Un fourre-tout regroupe ce qui est difficilement classable dans l’état, qui relève des éléments non-marchands ou vaguement corollaires, comprenant autant de l’immobilier urbain en partie disparu comme l’auvent au-dessus des trottoirs sur les segments marchands, tout comme la toiture des rues piétonnes marchandes couvertes, mais aussi des éléments végétal comme des arbres remarquables dans le domaine public ou pas, et la végétalisation des frontons d’habitations basses due à leurs propriétaires, ou sur certaines rues trop rares, les parcelles de terre à nue végétalisées, avec des sujets officiels côtoyant ces plantes opportunistes qui se sont plantées là, et aussi des plantes discrètement plantées par des riverains, transforment dans le meilleur des cas, et en saisons vives au printemps et en automne, une rue banale en un coin presque charmant, comme aucun ponte raide urbaniste n’y penserait.
- Les cours ou bordures d’établissements scolaires peuvent figurer parfois des arbres imposants. Me vient à l’esprit une école à proximité de Nérima avec des arbres énormes sur le pourtour du territoire de l’école. Près de Ginza aussi, une fameuse école est couverte d’une canopée grimpante du plus bel effet. 
- Il n’est plus question non plus d’ignorer d’autres dimensions qui ne sont pas de l’ordre du bâti ou de la géographie, mais qui doivent être perçus, et exploités avec lucidité quand en visite en ville. La dimension du temps bien sûr, et qu’un quartier marchand change de goût, d’odeur et de texture selon l’heure, avec des contrastes et des transitions qui valent l’expérience, c’est à dire y être à ces moments là. Il y a aussi la dimension des saisons et du climat, au sujet duquel l’industrie du tourisme plus que jamais impose le silence. La vue de couples jeunes occidentaux avec bébés et poussettes sous le cagnard qui rend malade est le signe flagrant post-covid de cette manipulation. L’inconscience stratégique règne.
- Pour finir temporairement, j’ai noter une catégorie des Routines, parce que les routines qui sont de l’ordre de l’usage de la rue, de la ville, sont ce qui met en branle l’intérêt d’y être qui relève du savoir-ville. 

####Sur les routines

Au risque de redites, je notais cela l’autre jour :

Est réapparu le livre agréable et charmant de José Cardoso Pires, Lisbonne - Livre de bord. C’est un fameux exemple de guide détourné d’une ville, c’est à dire un non-guide, ou peut-être un hors guide, dans le sens où il n’invite pas explicitement à la pérégrination mais expose ce qu’est au sens de l’auteur le fait d’être lisboète-arpenteur, et d’y être en mode statique. J’avais souligné dans les pages quelques phrases sensibles pour soi, sensible aux mentions de noms de lieux déjà passés - l’auteur est mort en 1998 - lieux commerçants rares - des cafés - et points géographiques très probablement toujours existants, dont les incontournables belvédères. Bref, une collection à picoquer de routines de vie urbaine de l’auteur, indices précieux pour aborder la ville autrement. 

Une phrase importante figure pas loin du début de l’ouvrage, en page 15 : “Mais personne ne pourra jamais connaître une ville s’il ne sait l’interroger en s’interrogeant soi-même, c’est à dire si, de son propre chef, il ne s’aventure pas vers les hasards qui le rendent imprévisible et lui donnent le mystère de son unité la plus absolue.”

Cela reste une phrase clé, mais je ne suis plus du tout d’accord avec cette mention du hasard au pluriel, car c’est plutôt d’indices dont il s’agit, indices-signes qui provoquent une résonnance soudaine avec la sensibilité de l’arpenteur. Le cas de l’arbre urbain qui se voit de loin, arbre singulier massif ou canopée qui tranche, est l’exemple typique qui fonctionne dans toutes les villes et pas qu’à Tokyo. Une canopée massive est signe d’un quelque chose qui brise la monotonie du paysage urbain, d’autant plus qu’elle se situe dans une zone résidentielle. Cela va de l’arbre sauvegardé entre deux immeubles, enregistré au registre des arbres remarquables, attenant où à l’intérieur d’un temple, bordant la cour d’une école, débordant d’un domaine privé entouré d’un mur qui rend invisible ce qui s’y cache derrière, souvent un jardin. 

Les territoires qui n’étaient pas la ville de Tokyo principalement à l’ouest, au sud-ouest et nord, ne le sont toujours pas sinon que de manière incongrue. Il suffit pour cela de creuser la terre, d’y faire chantier, pour constater la couleur de celle-ci, souvent proche si pas identique à de la belle terre arable. Il y a 60 ans au bas mot s’y trouvaient des maraîchers et des rizières. Au pretty pretty insoutenable des territoires cossus du sud-ouest, les micro-villes jardins avec les cafés et boulangeries tendances redondantes, je préfère les destinations un peu rudes et cacophoniques qui ont perdu le villageois mais avec des restes. Dans un des guides de destinations du au diplomate britannique Ernest Mason Satow parcouru l’autre jour, Oji est désigné comme un _charmant village_. Dans ce qui s’apparente plus à une porte de Paris  au nord de Jaurès demeure effectivement une foultitude de micro-traces villageoises entre les épouvantables routes, et l’étrange réseau fluvial encaissé dans le béton qu’il est impossible de rendre beau. Mais est-ce nécessaire? On y trouvera des arbres comme des phares remarquables qui intriguent et attirent. Le cas de l’arbre unique - il y en a de fameux - dans plein d’endroits quelconques, mais aussi une canopée qui tranche dans le béton et le bâti moche, constituent des indices qui ne sont pas des hasards, dans le sens où le regard éduqué par l’arpentage urbain est, sans s’en douter, constamment à l’affût. Il n’y a donc rien du hasard mais bien de la recherche l’air de rien à détecter dans le paysage quelque chose qui va le singulariser et lui rendre brièvement grâce

####Et aussi ...

J’ai retrouvé dans un écrit antérieur la mention que j’avais faite du début de cette interview datant de 1998, parue dans The Paris Review, de l’auteur José Saramago à Lanzarote qui m’avait fortement interpellé, et est sans doute à l’origine de l’évolution de la réflexion actuelle sur ce que serait un guide idéal d’une autre destination, de préférence urbaine, qu’ici même à Tokyo.

INTERVIEWER
Do you miss Lisbon?  

JOSÉ SARAMAGO
It is not exactly missing or not missing Lisbon. If indeed missing, as the poet said, is that sentiment—that chilling of the spine—then the truth is that I do not feel that chilling of the spine.

I do think about it. We have many friends there and we go there once in a while, but the sensation I have in Lisbon now is that I don’t know where to go anymore—I don’t know how to be in Lisbon anymore. When I am there for a few days, or for a week or two, of course I go back to my old habits. But I am always thinking about coming back here as soon as possible. I like this place and the people here. I live well here. I don’t think I will ever leave. Well, I will, after all we all have to leave one day, but I will only go against my will.  

C’est bien sûr cet énoncé : _I don’t know how to be in Lisbon anymore_ qui est remarquable, qui touche le point sensible. Mais il ne faut pas passer outre à ce qui le précède, ce _I don’t know where to go anymore_. Cette problématique de la destination - ne plus savoir où aller - se réfère sans doute d’abord à la perte totale de repères dans un lieu qui ne participe plus depuis longtemps au quotidien de l’auteur, ni n’incite une fois sur place à explorer, soi les lieux familiers anciens avec le poids de la nostalgie pas réactualisée et qui donc déprime trop, soi ce qu’il y a de nouveau, et qui entre alors de plein pieds dans le domaine touristique et le buzz attaché à la destination. Ne plus savoir où aller est de l’ordre de la lassitude sachant qu’il n’est pas question de se la jouer touriste. Ne plus savoir comment y être est rapport à la perte de repères et surtout de routines qui, si l’effort est fait de s’en souvenir, ne peut que s’accompagner de cette chape de nostalgie qui n’est pas heureuse. 

Comme le buzz est devenu bien plus que le ragot épice et drogue du quotidien sans frontière, c’est probablement, à bien y réfléchir, la cause de ce malaise inexprimable l’autre jour quand j’ai été informé sans crier gare! de l’ouverture d’Irasshaï à Paris. Il y a UNIQLO aussi. So what? Etais-je sollicité pour une réaction spontanée, rapide comme une force de frappe en mode pavlovien? Etais-je désigné comme expert, comme ayant droit à la parole jugementale du fait de ma résidence géographique et d’un intérêt certes réel pour les questions de nourritures et de cultures gastronomiques, mais pas en mode serviteur des industries? S’agissait-il d’un appât pour une réaction du type, ah ben la prochaine fois quand on va à Paris on ira? A reculons peut-être. Cette nouvelle était-elle à même de renouveler l’intérêt pour là-bas, de contrer le désenchantement du au poids massif et à l’incontournabilité du tout marchand et du tout consommation à destination, à toute destination? 

Et à supposer même que cette ville nommée Paris me fut inconnue, dans le sens de jamais visitée, cette nouvelle était-elle à même de servir d’indice, de précurseur de l’envie d’y aller, tel un exemple parmi les savoir-ville (où mettre un “s”?) de cognoscentis locaux avec un goût prononcé pour leur ville de résidence hors des influenceurs? Qu’Irasshaï existe n’est justement ni même un ragot, ni même une information, mais juste un appel à la consommation, ce qui n’a rien à voir avec un savoir-ville.

Saramago en 1998 ne savait plus comment être à Lisbonne. Et donc, il fut un temps antérieur où il savait, lorsqu’il était porteur de savoir-villes et routines qui façonnaient sa manière singulière d’être et apprécier le lieu dit Lisbonne. Et donc, ces savoirs et routines avaient disparu sans laisser de trace depuis son installation ailleurs, sauf à tenter de réveiller le passé en mode nostalgique, ce qui encore une fois, n’est pas particulièrement appétissant, sauf à rendre cette approche constructive. Bien sûr, soucieux de soi-même comme de nature humaine, Saramago n’aurait pas pensé j’imagine lors d’un passage à Lisbonne à demander à ses amis qu’ils citent des conseils sur leur comment être à Lisbonne, sachant que la rencontre avec des amis suffit généralement à oublier toute nécessité de se faire un resto, une toile ou une exposition indispensables du moment.