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も de pouvoir


M est de sortie juste à côté pour s’en tirer une. Il s’en tire une toutes les dix minutes. Il a laissé sur la table le paquet de cigarettes qui figure le message de mise en garde sur les risques du tabac pour les enfants et les tous petits enfants. La particule も - mo - seule concédée par l’industrie renvoie aux risques ne concernant pas les usagés, qui ne sont mentionnées eux que par mo. も de pouvoir. 

####Retracer le chemin

De mémoire de Tokyo. Un creux soudain à proximité de la boulangerie Poème. Archéo-gastronomie. La table et les chaises posées de côté dans le couloir qui traverse le petit immeuble sont mis à disposition de quiconque. L’air qui s’engouffre là est de la couleur de la saison, chaud et humide. Le hamburger est honnête, pas d’un autre âge mais d’une autre dimension, celle de l’ultra-mou. Le boulanger qui a certainement ses 70 ans est un honnête homme. Ses produits sont honnêtes, résolument d’un autre âge. Le hamburger fait à peine 300 yens. Une dame encore plus âgée se pose à table, nécessairement du voisinage où comme partout ailleurs manquent les sièges publics. Je la sens fatiguée mais qui ne le serait pas dans la chaleur? Elle reste le visage constamment tournée vers la devanture de la boulangerie comme si attendant impatiemment et avec un peu de tension quelqu’un qui ne vient pas. Je n’apercevrai jamais son visage qu’elle tient et cache d’une main. Le silence est profond. 

Ensuite, le petit parvis fleuri devant le terminal des trams, l’ultime perpendiculaire au niveau du quai de descente pour passer devant la cantine d’Okinawa fermée ce jour. On débouche alors sur la galerie marchande là où elle est la plus fréquentée, ce qui donne l’illusion de beaucoup d’activités. A un niveau micro, c’est effectivement le cas. Mais il faut rembobiner un peu parce qu’avant de déboucher sur la galerie, je croise un homme jeune, puissant, large, portant sur le ventre qu’il a proéminent une petite fille à la bouille de même facture avec les petites jambes qui se dandinent sur le rythme des pas de son père puissant et protecteur. 

Plus loin là où cela décante très vite côté densité humaine, une odeur pas agréable,  mais qui est une signature olfactive du lieu, provoque invariablement le souvenir du marchand de légumes qui se trouvait à proximité juste avant l’entrée en scène du virus, avec son coin consacré aux légumes macérés maisons qui empestaient l’atmosphère en toute saison et jusqu’à presque l’extrémité de la galerie. La galerie marchande Joyfull est distinctement odorante.

Un regard en passant à la guesthouse - la petite pancarte comme un tréteau mais pas sûr au niveau du sol - à mentionner histoire de se souvenir que s’y trouve une guesthouse. Ais parlé à la patronne brièvement un jour au comptoir du café. Les routines et rituels se créent et se gravent par accumulation consciente de signes. Ensuite à droite suivant le moignon terminal couvert de la galerie perpendiculaire courte, passant devant l’apocalyptique restaurant thaï pas une seule fois fréquenté sinon qu’un café en terrasse il y a quelques années, un salon de coiffure. Pas sûr en ce qui concerne celui-ci, mais il y en a tant et tant qu’à défaut de se souvenir de la nature exacte des commerces sur le chemin, on peut parier sans trop de risque sur la probabilité que s’y trouve au moins un salon de coiffure. Et une boutique d’électricien, ou de sanitaires. Ensuite à main gauche le comptoir d’oden et de la marmite de ventrèche de porc qui mitonne en permanence suivi d’un marchand de tofu qui ne dit pas vraiment son nom au point que je n’ai jamais pensé à y acheter du tofu. Il aurait mentions à faire du bâti parfois, rien de remarquable sinon que quelques vieilles maisons, mais manque le vocabulaire adéquate.

C’est d’ailleurs là que je tourne à gauche machinalement, preuve que le pilotage automatique est un peu foutraque car après moins de 10 mètres, il paraît évident que ce n’est pas le chemin habituel et que ce détour n’a rien de pratique. Retour sur le tracé du plan de vol, passage devant la maison-boutique où il n’y a rien à voir sinon qu’en imprimé sur la paroi de verre transparent de la porte d’entrée la mention du nom du propriétaire avec le métier d’aiguiseur de couteau - où l’autre jour, mais cela fait sans doute quelque mois - j’y aperçus en passant un conciliabule entre la dame de la maison et deux personnes de passage toutes assises sur la margelle situé à l’intérieur de la maison mais encore dans sa partie semi-publique, espace figurant le sas d’entrée vers les parties intérieures du logement privé où se trouve invisible à l’extérieur un établi en bois avec des outils et des pierres à poncer posées dessus, tout ceci presque au niveau du sol où, quand il y a des tâches à accomplir, l’aiguiseur se pose en tailleur sur des coussins plats de très faible épaisseur pour y exercer son métier. Tout ceci bien sûr est imaginé. Sur la margelle, comme la porte était ouverte, j’ai saisi en passant quelque mots sans y prêter d’attention et le fait que ces personnes buvaient du thé. 

Et plus loin? Le chantier d’un vaste terrain qui n’en finit plus juste avant de déboucher sur la grand-rue pas si grande que cela à ce niveau, mais qui fait figure de frontière géographique et mentale - vous quittez la Zone Alliée - avec, avant que de la traverser,  un comptoir à takoyaki - non merci - et le 7Eleven en face. Une boucherie à main droite où j’ai acheté sur recommandation - en hiver dernier? - un filet de porc de longue cuisson dans un jus à base de sauce de soja et de gingembre au minimum - ça me revient, c’est justement M qui en passant m’avait présenté au patron boucher - filet qui s’avéra être très bon, peu salé malgré le souci qu’il le soit, et un peu sec comme il se doit avec un filet devant donc être découpé en très fines tranches, et agrémenté optionnellement d’une lichette de moutarde de Dijon. 

Un autre salon de coiffure, vaguement, sans doute, un restaurant toujours fermé à cette heure avec de grand dessins façon manga sur la devanture, un marchand de riz à main gauche où j’avais acheté une fois donc en hiver aussi des agrumes peu courant ailleurs, hyuganatsu peut-être, marchand de riz dont le signal visuel marquant est à voir au coin où sur un présentoir très bas quelques sachets de biscuits de riz attendent, marchand de riz où il ne me vient jamais l’idée étrangement d’acheter du riz. Ensuite avant que d’arriver au comptoir à l’extérieur duquel M s’en tire une toutes les dix minutes, c’est strictement résidentiel sans rien de particulier qui marque la mémoire visuelle ou olfactive.