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Gyozas monochromes



Gyozas monochromes

K évoque le Shinjuku de son enfance, quand il n’y avait rien de particulier avant que le Keio Plaza Hotel soit édifié. Aller à Shinjuku signifiait aller au grand magasin Keio puis au 7e ou au 8e étage, aller manger un riz au curry dans le restaurant cantine qui était une véritable cantine publique dont on trouvait l’équivalent dans d’autres grands magasins. J’ai moi-même mangé dans ces restaurants avant qu’ils ne disparaissent pour être remplacés par des établissements gentrifiés et élever l’image de marque des grands magasins. Je me souviens qu’il s’agissait vraiment de cantines, que c’était bon sans plus et pas cher comme une cantine, que l’on rapportait son plateau à la plonge et que les bols et assiettes étaient en plastique. Pour retrouver quelque chose de cette ambiance, il faut déjeuner dans une cantine d’université. 

Sur Shinjuku, il y a une étrange évolution très lente autour du restaurant Acacia, qui fait que cela - la texture des rues étroites - au moins semble ici ne pas vraiment changer. De là et ensuite, traversers Kabukicho de jour pour se diriger vers la rue Okubo réduit considérablement la charge symbolique du quartier dont on pourrait à l’occasion mais plus tard dans la saison sous une température plus clémente scanner en les parcourant toutes les rues qui constituent le quartier pour bien inscrire son grain extérieur dans mémoire. 

Il existe un ouvrage de sociologie en anglais un peu prise de tête sur “la marche dans la ville européenne” duquel j’ai vite décroché. Je sais par expérience qu’à destination se pratique un mode d’arpentage qui est lié à une forme habituelle et ancrée dans son histoire personnelle de déambuler en ville depuis l’enfance. Ceci perdure toute la vie, je crois. Au final, on marche à Tokyo comme à Paris, d’où les déceptions. Cela mériterait une élaboration mais la dynamique de mobilité dénuée de raisons professionnelles dans la ville à destination est peut-être maintenant tout aussi globalisée que les enseignes, tout comme le style vestimentaire monotonal des visiteurs occidentaux ou occidentalisés. Va se poser plus que jamais la question de la mobilité en ville dans le contexte du réchauffement planétaire quand les visiteurs indifférents et rendus inconscients des réalités climatiques et conséquences sur la mobilité crapahutent comme des perdus plus que jamais en post-covid sous des ressentis de plus de 40 degrés au quotidien. Ils viennent avec des petits enfants comme on va à Carrefour ou à Ikea. Dehors, c’est incandescent de chaleur et de conditions inadaptées à la pratique. Le mois dernier, Nature offrait l’accès à un article intitulé “Even moderate heat strains the human heart. People can experience cardiovascular strain — a progressive increase in heart rate — before their internal temperatures are affected.” L’inadéquation des usages du dehors de la ville avec ses usages est plus que jamais flagrant, suggérant un inconscient climatique assez généralisé. La science météorologique débitée au grand public a-t-elle pour but d’informer et de faire comprendre?

La ville se révèle être un lieu totalement impensé sur ces questions comme elle est toujours en retard, même quand prétendant être du futur, preuve à minima comme on le voit dans la réfection bétonnisation des grands parcs tel qu’à Ueno ou au Yasukuni, ce qui signifie des arbres en moins et l’étouffement des surfaces de terre visibles sous des dalles. Tous ces urbanistes qui vous font des leçons. 

Sur les routines des autres comme point de départ d’une autre approche et récits sur la destination, on a pu la pratiquer tantôt en allant dans ce restaurant de gyozas ouvert uniquement à partir de 17h dans les parages de Takadanobaba, restaurant-destination qui a été la réponse immédiate de K, de passage ici, à qui je demandais de me citer un lieu qui signifiait pour lui être enfn arrivé à Tokyo. Ce restaurant d’ailleurs très intéressant, populaire, âgé, sans esbrouffe et apparâts, s’est ainsi devenu _augmenté_, pas dans le sens de cette infamie qu’est la RA, mais dans le sens sentimental et ancré dans le vécu et le ressenti d’une autre personne pour qui il s’agit d’y pratiquer une importante routine qui est véritablement de l’ordre du rituel des lors que de passage. C’est comme aller à Paris et se sentir enfin à Paris parce qu’au comptoir avec un espresso ou à la terrasse. C’est rituel escompté, carte postale et vécu intime à la fois. Une conséquence immédiate porte non seulement sur reconnaissance d’un établissement ignoré jusque là, qui de l’ordre de la révélation intime de K qui illustre un aspect de son caractère et son attachement tangible à la ville, mais c’est aussi cette ruelle perpendiculaire parmi d’autres, tant de fois ignorée même en la frôlant qui devient remarquable parce que désormais dans sa carte intime de Takadanobaba. En cela, l’élasticité toute mentale de la prrveption-connaissance du terrtoire se retrouve densifiée, enrichie, comme requinquée. Le savoir d’une routine précieuse d’une autre personne et la pratique par mimétisme de celle-ci, ne serait-ce qu’une seule fois et pour voir renforce la tension perçue du maillage des rues immédiates qui en sortent rafraîchie. Le sens de la familiarité en est ravi et palpable.

Plutôt que ces idioties qui se vendent de guides listes de “secrets” et anecdotes en pagailles des villes, je rêve de guides mentionnant des routines et rituels à destinations, de personnes pas arrivées la veille, qui ne font pas dans la fanfaronnade spectacle homme-sandwich, mais qui ont au contraire du vécu à fort ancrage, qu’ils soient de passage ou à résidence. Un tel corpus serait une forme de réponse possible à la question clé qui est, comment y être dans cettre ville là, comment sortir au plus vite des habits du simple touriste formaté.. 

Lecture en cours d’une thèse universitaire : Sociabilités de comptoir: une ethnographie des débits de boissons, Pierre-Emmanuel Niedzielski, 2018. Ça commence très bien.