Perdu de vue

- Tu sais, l’arbre pas loin de la maison.
- Ah oui, je vois!


Nous ne nous sommes pas vus depuis 20 ans? Non, depuis 10 ans sans doute, la dernière fois à San Francisco quand il m’est arrivé cette étonnante et stressante aventure de m’être perdu au retour d’une courte promenade, totalement, littéralement perdu, de n’avoir pas su retrouver mon chemin, de n’avoir pas du tout noté quelques caractéristiques de la maison, de son pourtour immédiat, maison que j’avais quittée une demi-heure avant, démuni de numéro de téléphone à contacter, démuni de téléphone fonctionnel, sans le moindre indice de l’adresse. C’était je crois un dimanche. Tu m’avais dit d’aller voir la perspective du parc situé plus haut au sommet de la colline. Je passe sur les circonstances qui ont permis de finalement être remis sur le bon chemin, accompagné, mais cette expérience d’une perte totale de sens et de direction dans la ville fut une expérience d’incontrôlabilité aigue parfaitement déroutante, et unique. Comme de perdre de vue ses parents dehors quand on est petit. 


####Pas perdu de vue


Non. On s’est parlé depuis sur écran. Il n’y a donc pas eu de perte de vue. Et d’ailleurs ni même de perte d’ouïe comme sa voix sonnait non pas comme une redécouverte mais comme une familiarité, comme quand on reprend une conversation étonnement fraîche alors que … l’on n’a pas parlé depuis longtemps. Comment peut-on se perdre de vue en ce siècle d’écrans personnels? Comment peut-on justifier l’absence de rencontre par l’éloignement? Comment peut-on encore entretenir ainsi l’absence? 


####La question de l’argent n’est pas fondamentale


Dans le cadre d’un livre tiré à 100 exemplaires, en plus. Si l’objectif était ne serait-ce que de rentrer dans nos frais, il eut été plus intéressant d’ouvrir un stand popup de kebab, attaquer une banque. C’est sur d’autres dimensions que cela joue, d’abord au niveau des liens faibles qui se révèlent en fait sans surprises être forts, actifs, proactifs, inventifs, originaux, solidaires, vertueux, mentors, soutiens, encourageants, affectueux, amicaux.


Etrangeté qui demande à être suivie de près. J’ai beau permettre à des visiteurs de rencontrer des Japonais avec qui ils peuvent avoir un échange léger et sympathique, pratiquement personne de ces visiteurs n’engage la parole. 


####Tu vois, tu ne gagnes rien


M. bizarrement m’envoie un lien qui heureusement ne fonctionne pas vers le film Jiro Dreams of Sushi. A Fudo après 14h, après le coup de feu du déjeuner, il n’y a personne dans l’établissement. Le patron est assis sur un tabouret bas au fond, ramassé sur lui-même. Il dort. Je l’appelle mais il ne réagit pas. Je suis sur le point de partir et le laisser se reposer mais il ouvre un oeil puis un second, s’excuse, moi aussi, 


je m’excuse

tu t’excuses

il/elle s’excuse

nous nous excusons

vous vous excusez

ils/elles s’excusent


Il reprend la main et entame l’incontournable dialogue qui fait mes délices, que je n’expose en rien,  sur les menus du jour, essentiellement identiques d’un jour à l’autre, dialogue qui pourrait tout à fait avoir lieu dans un restaurant secret pour prétentieux privilégiés. Ici, cela coûte 750 yens.


Alors aujourd’hui nous avons, du poisson grillé ou braisé - suivent des noms de poissons pas comme ceux que certains croisent au carrefour de Shibuya.


Et en accompagnement, nous avons, une friture de pâte de poisson flocons de bonite et gingembre ou une croquette de pomme de terre, ou une étuvée de chou de printemps.


Ne manque que la carte des vins : Gevrey-Chambertin ou rien.


Je demande le ma-aji, trachurus japonicus, qui va produire une fumée considérable sur le point de déborder les capacités de l’extracteur au-dessus du grill. Le poisson sera malgré tout rosé à l’arête.


A la télévision allumée en permanence, il est question en long et en large de la météo, de la vitesse du vent, boîtier de mesure portatif avec écran LCD comme preuve à l’appui, de la saison des pluies qui vient, de ce qu’à la même date l’an passé se profilait déjà au sud-ouest de Kyushu le typhon numéro 2. La météo comme la cuisine est un riche sujet de remplissage de la non-pensée.


Avant de payer et sortir, un couple est entré déjeuner à 14h30 bien passés. Fushi est ouvert sans discontinuité depuis 60 ans, sauf les dimanches. Je ne sais pas si le patron s’appelle Jiro. Je vais lui demander bientôt. 



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