Retour à Shimbashi
Une photo d’illustration serait bienvenue.
老舗 しにせ shinise, maison de tradition, un mot-clé, majeur pour aborder l’espace urbain marchand de caractère en journée, celui qui perdure dans les recoins. Shimbashi est perclu de 老舗 à condition de les voir. Il est facile de ne voir que les pachinko, les restaurants avec de vastes affiches exposant le cru de tranches de boeuf persillé, le rouge limite chirurgical de thon gras, les lieux plus discrets, plus authentiques dans l’imaginaire des ruelles. Ne manque que l’exposition en mode food porn de vagins accueillants. Mais ceci est, principalement, du soir jusqu’à tôt le matin.
A 10h du matin dans les ruelles, on se prépare. Non, ça se prépare : le quotidien. Il suffit d’y être pour en être. Seule le quotidien me sied. On sent encore mais très vaguement un fond de parties pas frais de la veille. La pâtisserie, ce nom ridiculement inapproprié pour désigner une boutique de wagashi, est du plus pur arrêt sur image. Manque le noir et blanc.
Dans cette version “qui n’a pas changé”, c’est bien d’arrêt sur image.
Quatre pires choses peuvent advenir à un 老舗 quand on ne se place en petit valet de l’agro-alimentaire :
- Disparaître.
- N’exister que dans le cadre d’un sous-sol de grand magasin.
- Gentrifier le monde qu’il avait crée et perpétué, en rationnalisant les recettes avec des ingrédients inférieurs.
- Devenir une chaîne
Les dames qui font le service exposent la même nonchalence que celles de Ningyocho, de Minami-senju, de Kita-Senju, d’Oji, de Minowabashi, d’une partie de Kagurazaka, de quelques spots aux abords de Takadanobaba, du staff de la cantine de Waseda, de Phantom et Nonkiya à Machiya, ce que l’on nomme le caractère, le tempérament 下町 したまち shitamachi, commerçants sans esbrouffe, effets, poses et théâtralité vendeuse, ou ignorance.
Avant cela, je suis allé en pélerinage à la buvette de jus frais qui n’a pas changé d’un poil sauf les prix. Jus de fraises fraîches. La dame derrière le comptoir est affairée avec lenteur à piquer d’une aiguille sans doute de couture des prunes umé qui ont atteint ce stade de maturité qui les fait ressembler un peu à des abricots. Un peu trop mûres me dit-elle. Il ne s’agit pas d’une séance de vaudou. Les piquer ainsi une à une consciencieusement est le stade premier de la recette de macération qui va suivre. J’engage la conversation. J’interprète mal l’étiquette qui annonce un vinaigre d’ume à 300 yens le verre, pensant qu’il s’agit de liqueur d’umé. Elle me reprend. On parle de Wakayama, origine des fruits. Elle m’explique la procédure. Son mari plus tard m’apportera pour me la montrer la bouteille de vinaigre et le paquet de sucre à liqueur, vinaigre standard de riz de la marque Mizkan en m’indiquant les proportions. Une dose du liquide est servie coupée heureusement avec de l’eau et surmontée d’un glaçon et d’une prune à grignoter. C’est très bon, c’est du pur jus urbain pas beige fade. Cela a pratiquement un an d’âge.
En moins d’un quart d’heure, on se retrouve près de Ginza alors que passe un énorme camion aux couleurs d’Aston Martin moins James. Un camion conçu comme un théâtre avant la levée de rideau. On ne voit rien sauf le camion. On ne voit que lui qui est conçu pour accaparer le regard. Des smartphones sont braqués, moins quand passe en sens inverse une Aston Martin juchée sur une camionnette de transport dénué du sexy appeal méga-camion. La distance entre un verre de vinaigre d’umé et le rêve d’une Aston Martin est de l’ordre de 15 minutes à pieds. L’absence de conscience de classe, de supposée jalousie, de mépris du bas vers le haut - rend cette courte distance encore possible. Shimbashi demeure un endroit picaresque quand on le place en perspective de 15 minutes à pieds en s’éloignant.
(… à suivre)