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Sauna sous le toit


Au départ, la dame au comptoir ne m’adresse pas la parole comme je prends son quasi-monologue en cours, mais dans l’habitacle à trois au comptoir, il est impossible de ne pas suivre son discours.

Elle parle de sa satisfaction d’avoir ce café à proximité de chez elle, pour la conversation, la convivialité, comme on devrait cesser de dire. La conversation est le terme suffisant.

Elle bifurque sur son enfance à Gunma, sur le nom d’une agglomération que je ne retiens pas, qui est célèbre pour ses pics de chaleur. Ce n’est pas de Maébashi dont il s’agit. Elle cite des nom de lieux. Kiryu, qui sonne agréablement, que je répète mentalement. Elle parle de la culture des vers à soie, qui était la grande activité semi-industrielle, foultitudes de petits ateliers familiaux je suppose. C’est là que j’interviens pour qu’elle m’en dise plus. 

Les femmes comme les hommes étaient habillés en kimono, même les femmes du commun. Elle n’explique pas comment elle a atterri - mariage? - jusqu’à Minami-Senju, mais elle parle de sa dernière boutique d’articles de literie dans la rue galerie marchande. C’était avant le premier supermarché. Il n’y avait déjà plus de vers à soie en province, mais à Minowa, tout le nécessaire du quotidien sous un toit - modérateur des humeurs climatiques même aujourd’hui - y était, avec une foule dense. On n’aurait pas osé comme maintenant la traverser en pédalant. Le vélo se poussait à la main, sinon gare aux réprimandes des passants comme des marchands. L’aphonie ne dominait pas encore le paysage sonore et humain. 

Fin décembre, c’était la grande foule, le ménage de printemps et le renouvellement selon la bourse des vêtements. Même une famille pas aisée s’offrait de nouvelles chaussettes pour toute la fratrie, et les parents. A l’approche de la fin ultime de l’année, c’était embouteillage humain permanent. Avant sa boutique d’articles de literie, elle tenait une mercerie. Tout le monde avait à un moment une machine à coudre à la maison. Du fil, du fil, du fil, et des aiguilles de rechange.

Elle doit approcher des 80 ans. J’ai oublié de lui demander quand elle a définitivement fermé. 

Dans le tram, la place de choix mais debout est celle au fond du train, à côté du poste de conduite dans l’autre sens. La vue semi-panoramique permet de suspendre la pensée comme dans un bon café. Dans ses tronçons les plus charmants, les voies sont tapissées de vert. Dans les mauvais segments, les traverses sont enterrées sous le bitume. Rosiers à foisons sur le parcours, ce qui fait beaucoup de caissons de béton. La société de transport ferait bien de verdir au maximum au milieu et sur les bords des deux voies. De l’herbe suffirait, avec les graines opportunistes. On appellerait cela une coulée verte ferroviaire. Dans ces tronçons heureux, le sentiment d’être en province - comme aux abords d’Ikébukuro - est désarmant. Mais la société de transport se fout de mon opinion, et pas uniquement celle de transport. Le gaijin écrit dans le vide.

K m’a pour la première fois montré des photos ektas de ses début de torréfacteur, d’abord dans un local commercial à même la rue ailleurs, avec une machine à torréfier de petit calibre. Puis il y a 35 ans, dans le café actuel avec une machine de volume double qui occupe une place notoire. Les photos sont de l’époque ekta insubmersibles. Les couleurs de quarante ans sont presque comme si de la veille et ne suintent pas. Avec le covid, il a un moment envisagé de fermer définitivement, et puis a décidé de poursuivre tant que la santé est là. Il dit souvent ne pas le regretter. 

“Le monde vient à moi, pour converser. Je n’ai pas à aller le chercher.”

Plus loin, à recherche d’une boucherie de quartier, je tombe sur la rue Masaniwa qui a connu de meilleurs jours. La boucherie Takeuchi fait des croquettes maison, alors que d’autres ont bifurqué vers de l’industriel frit sur place. Pour caler une petite faim, chercher la boucherie de quartier, pour ce qu’il en reste.

Tiens, mention d’un programme de redéveloppement (= dubaïsation progressive comme les métastases d’un cancer) autour d’Ikébukuro Ouest. Mais que faire en attendant? Ignorer. Fréquenter ce qui compte pour soi. Y acheter ses légumes. 

C’est en sortant du 7 Eleven où j’ai retiré de l’argent au distributeur presque immédiatement à main gauche que j’aperçois sur le perron la photo de photomaton qui est tombée par inadvertance de mon portefeuille. Comment l’ai-je égarée ainsi juste avant d’entrer? Comment aurais-je pu ne pas porter le regard dessus en sortant? Impossible. La photo m’appelait au secours en silence.

A Dream Coffee, j’ai engagé un dialogue avec le patron, ou pour être plus précis, un dialogue strictement commercial. Un grand progrès. Six dames de Taïwan occupaient presque l’ensemble des sièges de la table commune. Je pense qu’elles sont arrivées à Tokyo la veille pour un week-end entre dames. Elles ressemblent beaucoup à six dames japonaises. Elles restent longtemps. Elles ont raison. Dream Coffee est probablement nomenclaturé comme une destination rétro dans la capitale. Le samedi est un jour à fort risque de trouver l’établissement complet dès le matin.

A Koenji.  La gentille dame de la quincaillerie m’a contacté comme je pensais à elle tantôt pour m’annoncer que les travaux de réaménagement de la partie en retrait de la rue de son immeuble à un étage sont quasiment achevés. Elle veut savoir si par le plus grand des hasards, je serais intéressé à y louer un espace. En pratique et financièrement impossible, mais en théorie, café filtre, jus d’agrumes de saisons et toast beurrés. Mais tenir un tel établissement signifierait devenir statique. 

Mais bien sûr, malgré l’avis de chaleur intense, l’envie d’aller voir sur place plutôt que de lui répondre par la négative est lancinante. Sur place donc, chaleur écrasante à 11 h passées. Un ouvrier du bâtiment tire au pistolet des rivets sur des parois de bois dans la partition ultime de l’espace qui courre le long d’une ruelle très étroite. Je pensais à tort que la boutique était ouverte même le dimanche et malgré les travaux, comme la dame dans son message me signalait une ouverture temporaire. Mais non. Le rideau est baissé. Je m’éloigne.

Plus loin, pour caler le midi sans appeler cela un repas, je prends un truc sucré traditionnel dans une boutique où le couple a 70 ans passé et qui ne sera remplacé par rien de traditionnel dans peu d’années. Anmitsu glace fraise. J’envoie à tout hasard un mail à la quincaillère pour lui dire que je suis passé, que cela sentait le bois de découpe, et que c’était bien. Elle me répond presque aussitôt que si je suis encore dans le secteur, elle et son mari se feront un plaisir de me montrer l’intérieur. 

Quelques minutes à attendre à l’ombre sur le côté opposé de la rue. Elle arrive, lève en partie le rideau de fer. Je vois des poutres de métal peintes en rouge, qui constituent la nouvelle armature antisismique additionnée sur un bâti de bois et de torchis qui a plus de 100 ans. Quelles sont les conditions - financières - pour décider de réaménager et ne pas remplacer par du moche générique. Son mari arrive et en équilibre instable sur le sol bâché traitre, on parle de surface exploitable. Ensuite on m’invite à l’étage que j’avais visité avant dans toute sa splendeur décatie d’un intérieur purement japonais usé jusqu’à la corde. Ils ont fait dégager tout ce qui cachait la toiture intérieure. Ici, des poutres en bois de soutènement antisismiques ont été intégrées à structure d’origine, une collection de troncs d’arbres sans fioriture. C’est étonnant de voir cela. Je demande l’autorisation de prendre une photo, accordée. A l’étage, la surface est énorme, de quoi faire une galerie d’art - mais à Koenji, franchement ... - ou un grand magasin de fripes, comme s’il n’y en avait pas assez sur le flanc sud. 

On se s’attarde pas sous le toit où c’est de l’ordre de l’étuve, du sauna. 

On ressort dans la ruelle à pas précautionneux, un peu titubant de chaleur.