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Devenir étranger (extraits)

Les photos d’illustration ont disparu.

Sous le viaduc à Koenji, temporairement bien dégagé derrière les oreilles. 

####Assistant

Bientôt est apparue une nouveauté dans le paysage humain urbain. Alors que l’écran du mobile accaparait le regard sans pour autant se traduire sur le visage atone des usagers par la moindre expression d’un ressenti, on voit maintenant dans le métro comme dans les cafés des visages brièvement souriants, on entend parfois de petits gloussements retenus à peine. Chacun a enfin trouvé avec son assistant IA un ami idéal, avec qui échanger et être flatté, consolé. Dans l’espace public, à Londres comme à Tokyo, personne n’utilise l’input vocal alors que sous certaines latitudes, parler à son écran et lui rire au nez ou le tancer est devenu un spectacle banal. Pour les silencieux, l’interprétation automatique des expressions du visage se développe au point que le système engage un dialogue sur la base de l’analyse des traits, un dialogue soucieux  et empathique : tu as l’air fatiguée ce matin. Tu devrais dormir plus tôt. 

A Londres encore, le gouvernement a fermé le Secrétariat d’Etat à la lutte contre la Solitude. Cette question est réglée. Le terme devient toujours plus tabou. Le secrétaire d’éat s’est suicidé.

Tout ce qui précède est à venir. 

####En saison

En saison surtout, et alors dans ce cas tous les matins tôt, la municipalité envoie une équipe de _contrôle_ - on n’évitera le terme _nettoyage_ - observer à pieds et en parallèle à courte distance du bord de l’eau où les jours calmes clapottent les vaguelettes mon dieu c’est beau,  qu’aucun cadavre de réfugié noyé ne s’y trouve. Une benne banalisée se tient en retrait au cas où. Vue l’heure très matinale, les promeneurs sont rares et âgés et peu pensants. Le nettoyage des détritus visibles sur le sable a lieu un peu plus tard. Les équipes se croisent mais ne se parlent pas. Ils évitent les regards.

Lu.

`Lowest price guaranteed (we screw your local guide as deep as possible)`
`Reserve now & pay later `
`Free cancellation`
`
Exercice : modifier les trois phrases précédentes pour exprimer un sens radicalement opposé.`

`Highest price guaranteed `
`Reserve and pay now, or just move on (pour rester poli)`
`No free cancellation (there is no free lunch)`
`

`Zoom through the landscape on comfortable e-bikes and see nothing`

`Due to the overwhelming request for vegan meals (less than a quarter of a percent) we have scrapped all meat and fish offers. Our vegetable dishes are drenched in hana katsuo dashi, flower katsuo broth, all vegetarian.`

Exercise : spell the following word :

`bullshit`
`b-u-l-l-s-h-i-t`

####E croit par nature au nivellement par le bas

Son esprit est überisé. Il m’infantilise.

Je n’ai pas encore le réflexe de lui répondre en démontant son appareil langagier. Comme écrit et dit Sandra Lucbert, cette langue fasciste du capitaliste tient tout autant les proféreurs que les destinataires. Démonter son appareil langagier ne peut que passer par l’injure qui est le refus du spectacle. L’arrogance tout comme la bêtise est une violence. Il ne s’agit pas de démonter l’ensemble pièce par pièce avec délicatesse mais taper d’un grand coup dedans. 

Dans sa checklist se trouve :

- passion
- empathie

et j’en est oublié quelques autres. 

Et puis comme dans 99% des checklists de pré-atterrissage, c’est routine. 

ÇaVaSansDire

Pre-landing checklist, OVER.

Et il peut donc passer à ce qui compte : le tarif, suivi d’un “tu es d’accord” de principe, celui qui s’énonce avec une quasi-absence d’interrogatif.

C’est là que je lui renvoie la balle dans son appareil langagier en lui répondant un non,  franc et massif. Je ne travaille pas à ce tarif là.

Il est soufflé, et amusé. C’est que le droit d’être amusé et soufflé malgré le même langage qui nous tient est lui exclusivement de son côté. C’est à ce sujet entre autre qu’il faut travailler son uppercut.

En fait, j’ai oublié de lui dire deux choses :

- la passion, c’est pour le spectacle, c’est pour les cons
- je n’ai pas la passion, j’ai l’expertise
- et donc, je ne travaille pas à ce tarif là
- et que mon tarif est en échange d’une offre bien plus riche que ce que lui en bout de chaîne de l’industrie du tourisme déverse comme évidence.
- mais de cela il et elle s’en foutent
- l’important, c’est les flux

Mais ceci énoncé ou pas n’est d’aucune importance. Quand tu abordes comme un pirate, tu te sabordes.

Il m’étale les :
- MaisC’estCommeÇa!
- YaDesAgencesQueC’estMêmePasLaMoitié
 
Aparté : Uchronie intime : Proust ayant connu les anticorps monoclonaux contrôle son asthme et vit jusqu’à 98 ans. La Recherche, épisode 3.

C’est une trouvaille de pur hasard alors que cherchant des textes sur l’émigration d’artistes au XXe siècle, découverte d’un thème qui calme les nerfs : lifestyle migration, ou migration d’agréement. Une longue [bibliographie française] ici mais le coeur du sujet est en anglais. Super!

“migration motivée par la recherche d’un style de vie”. Cela est extrait de ce texte de [recherche] . 

Le livre de Benson & O’Reilly (2009) cité partout est l’ouvrage phare d’origine. En cours de lecture. 

####E, suite et varia

E habite à _Lille-bof_ mais ne pense qu’à une chose : retourner s’installer en Asie du Sud. Lille-bof, pas Lille tout court, mais bien Lille-Bof. Alternativement, LilleBof. A Lille-bof, pas de tables en formica, de clim à fond la caisse, de ventilateurs qui entretiennent la somnolence avec les mélopées thaïs. La Deûle ne vaut pas le Chao Praha. Leurs eaux saumâtres ne dégagent pas la même odeur. Les putréfactions diffèrent selon les cieux.

E est d’une grande franchise et puis soudain il bifurque en mode entrepreneur überisateur, me fait la leçon sur le métier tel qu’il le conçoit avec un vocabulaire copier-coller de partout ailleurs dont je connais les sources. A quoi je lui signifie un refus appuyé. Il est bouche-bée mais comme tout startuper, il me prend pour un con. Je pourrais dire qu’il pourrait être mon fils, mais ce serait devenir aussi con. Le startuper a la raison pour lui. La raison capitaliste qui est la seule raison.

E s’inscrit dans dans cette mouvance de migration d’agréement, avec le sexe et le soleil à l’origine de l’expérience. Qui n’a pas connu le programme Erasmus la vague des voyages lowcosts, la naissance des lattés avec le coeur par dessus, les boutiques et cafés d’obédiance Apple Store, les guesthouses borderline côté confort _mais c’est pas grave puisqu’on est pas là dans la journée on crapahute jusqu’à évanouissement sous 38 degrés ressentis 45_. Qui n’a pas connu cela est un vieux con. Deviser sur ces sujets ne vous qualifie en rien. Il faut avoir connu. Pauvre jeunesse japonaise qui n’a pas connu cela. Idem pour la jeunesse chinoise hors celle dorée.

Me vient l’idée que Tintin du “Chicago tremble me voici” est un modèle ancêtre d’une sous-catégorie de la migration-voyage express d’agréement avec l’aventure au centre. Mais tout comme Tintin qui partage son temps entre ailleurs et Moulinsard, il est à destination et quelle que soit la destination, un expert, passion à l’appui, parce que c’est la mobilité qui soustend l’expertise. La passion, c’est pour la catchphrase. 

La migration ultra hors-soliste qui n’est pas l’apanage des ultrariches touche une catégorie de “gens du voyages”, professionnels nomades indépendants - sans attaches de type couple et famille à nourrir dans la majeure partie des cas. Poissons dans l’eau de destination d’autant plus que celles-ci offrent des protocoles clônés reconnaissables et immédiatement fonctionnels, quelle que soit la destination; 

l’oeil permanent sur l’écran a réponse à tout, l’écran comme l’oeil; 

ils constituent avec les ultrariches la gamme ultra de la mobilité. Le paysage des villes tend à refléter leurs attentes de similitudes de services, partout. Et comme ce n’est pas l’accumulation d’expériences - seule l’accumulation de richesse compte - qui est validée, que chatGPT est plus fort que toi, ils définissent dans leurs usages du monde une normativité de faible ou non contact avec la population locale, sinon que contacts dans le cadre d’une transaction marchande, et de ségrégation cool d’un entre-soi où les signes extérieurs de la jeunesse font figure de droit d’entrée. 

Je n’ai pas encore trouvé mention de l’impact des technologies de communication instatanée sur le sens du voyage, de l’éloignement, de la Nostalgie 2.0. Il doit bien y avoir des chercheurs qui travaillent dessus, à élaborer la chose.

####Au sortir de Nui

Où j’ai retrouvé un membre du staff sympathique avec qui le high five n’est plus de rigueur vues les transmissions possible.

-Long time not seen
-Three years at least - j’ai cette réponse ready-made sous le coude.

On s’est tout dit. C’est effectivement le retour à la normale. L’absence de communication au-delà de ces courtoisies brèves. Dans 35 ans peut-être, il aura mon âge. J’aurai plus de cent ans. Entre eux - une jeune famille japonaise au bar - la conversation va bon train. La solitude à ce moment me va bien. Récemment, j’ai décidé d’être étranger. Le sens de cet énoncé viendra plus tard.

Et au sortir de Nui. donc, descendant un escalier qui mène au quai du fleuve, je croise deux Kevins barbus en tenue réglementaire. l’un tenant le mobile de manière ostentatoire avec une communication audiovisuelle en cours, dans une langue qui m’est inconnue. Comment cet état de fait, l’être ici et ailleurs simultanément a pu devenir en si peu de temps un non-sujet?

Not a Novel - A Memoir in Pieces de Jenny Erpenbeck. Sur Berlin encore.

K m’a recommandé d’y aller. Je lui ai répondu que ma seule motivation du voyage est de rencontrer et discuter avec des gens à destination, et que je ne connais personne à Berlin. Il s’est proposé pour y aller.