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Faire corps avec la ville

 `I could go to Java, on my own, for a coffee or something to eat on weekends or after work and **feel like I was part of city life.** It was so comfortable and welcoming.`

Maison anonyme. Déferlante de vert. 

####Hyperprésence

Cette phrase, je l’ai extraite d’un des quelques 350 commentaires d’un article paru le 21 juillet dans les pages gastronomie du The Guardian, intitulé ‘_It’s not just the food we missed’: three writers remember beloved restaurants that closed down_. Il y est question de la disparition de lieux de restauration et de socialisation en ville, de ce qu’est l’attachement à ce type de lieux. Dans leurs rôles d’écrivains, les trois auteurs font preuve de beaucoup trop de verbiage pour dire à peu près la même chose, alors que la plupart des commentateurs sont beaucoup moins prolixes en nombre de mots, mais bien plus émotifs en mode élégiaque. Et aussi bien plus à même de dire en peu de termes combien y être là où le lieu n’est plus était chargé du sentiment d’hyperprésence, et donc de bien vivre. 

La lecture des commentaires, redondants et somme toute dénués pour une fois d’opinions contradictoires, de joutes verbales, de pics et de cynisme, est un exemple de cette _littérature qui fait du bien_, à fond dans la nostalgie. J’aurai pu en lire le double sans me lasser. Il s’y trouve un indice de quelque chose d’important mais j’y reviendrai parce que c’est encore confus.

Me sont revenus les écrits de Jim Haynes à Paris, que les descendants, les ayants-droits ont depuis le décès de l’intéressé effacé du site web. Pourtant, les écrits de Haynes étaient d’une grande simplicité et redondances : been there, met this and that, did that and this, avec forces noms de personnes rencontrées - preuve d’une formidable mémoire ou d’une stratégie experte de prise de note des patronymes - avec une ultra-courte bio des personnes rencontrées, dans quel restaurant - souvent indien, jamais de commentaire sur la qualité de la nourriture - tout au service de la mise en relief du bien vivre lié au bien rencontré.

Dans ces centaines de commentaires mentionnés plus haut, quelqu’un souligne brièvement - je n’ai pas noté la phrase - combien les lieux, cafés, restaurants et parfois bars disparus mentionnés se situent presque tous hors de la catégorie des lieux de consommation où faire le bourgeois prétentieux adepte du name dropping de cuisiniers connus pour être célèbres et mâtiné d’hipstérisme est la norme du spectacle gastronomique. C’est à dire que dans les souvenirs des personnes qui s’expriment, la qualité des mets n’est que rarement ce qui compte. Ce qui compte alors est :

- la qualité de l’intéraction avec le patron, la patronne, le staff au fil du temps
- des lieux visités en famille à travers les générations, entre amis, entre collègues
- des lieux accueillant pour les précaires étudiants
- des lieux sans cuisinier arrogant barbe poivre et sel, avec _c’est que du bonheur_ à la bouche en mode pavlovien
- des lieux sans flagornerie et exposition hédoniste

Et c’est dans ce type de lieux donc et plus qu’ailleurs qu’il devient possible de ressentir avec acuité ce bienfait de  _faire partie de la ville_, d’y _faire corps_, c’est à dire, peut-être, entendre battre le poul de la ville et être soi-même un élément de ce poul à la fois. 

Pour cela, il faut y développer/ressentir le besoin d’y pratiquer une routine/rituel sans fétichisation ostentatoire, y affirmer pour soi avant tout l’ancrage, ce sentiment d’ancrage, d’être en hyperprésence dans la ville routinière, garant de la nostalgie des lieux quand ceux-ci disparaissent. 

L’ancrage et l’attachement, même combat.

Le seul mode de tourisme qui m’intéresserait est un bien celui-là : à destination, vivre ces routines locales du bien vivre sans prétention pratiquées par les locaux fins connaisseurs du quotien singulier de leur environnement. 

Le seul guide valable est donc celui-ci : 

- Guides des routines du bien-vivre au quotidien sans prétention à Berlin, Tokyo ou ailleurs
- La grammaire de la ville non-gentrifiée, non-homogénéisée, pour ce qu’il en reste.
- etc.

####Google Maps hégémonique

Google Maps est la carte maîtresse, hégémonique parce que marchande. Sa tactilité visuelle est tellement intégrée dans ses routines qu’il est devenu quasiment impossible de visualiser d’autres plans. Je suis allé l’autre jour comme je ne le fais plus depuis longtemps dans une grande librairie de Tokyo - affligence la bêtise générique qui s’y expose comme par exemple des rayons de boîtes de curry sous-vide empaquetés pour ressembler à des livres. L’objectif était de feuilleter ces livres plans de Tokyo qui existent toujours, affirment en grand sur la couverture offrir une lisibilité hors paire contredite dès lors que l’on feuillette les pages où Tokyo cartographié, mais pas avec les couleurs de Google, est justement difficilement lisible. Ces livres cartes offrent beaucoup moins de _points marchands_ mais continuent - alors que la majorité des Tokyoïtes en mode mobile utilisent les transports en commun, de colorer en ton criard jaune les grandes artères, comme si le guide d’une ville s’adressait par défauts aux automobilistes.

Google Maps est hégémonique marchand, rendant la ville plus que jamais comme un territoire d’hyperconsommation - et avec la RA couplée à l’IA, cela va être pire. Google Maps n’offre rien d’informatif sur le vécu sensible de la ville qui ne débouche sur aucun acte d’achat. En tant qu’utilisateur, il est impossible sinon qu’à y déposer des points maladroits, de signifier des plis, longements, cheminements qui satisfont les sens, et qui justement ne sont pas des points mais des lignes, dont la connaissance permet de les associer par exemple à des routines/rituels à soi d’approche et d’arpentage qui sied à sa sensibilité. Par exemple une fois débarqué à la station Oji pour aller passer quelques heures au café de Tokyo Guesthouse Oji, il m’est indispensable et plaisant - en conséquence d’y être allé de multiples fois, de traverser le parc Otonashi jusqu’à l’ascenseur qui mène au sommet de la colline sur la route 455. Il est possible bien sûr de grimper la 112 où passe le tram, mais je vous recommande de prendre ce cheminement en redescendant, pour ressentir le charme de la courbe de cette voie malgré la circulation automobile soutenue. Tout ceci, ce savoir-ville, ce savoir-plis-de-ville n’est pas notable, mémorisable pour soi, sur Google Maps parce que ces connaissances esthétiques personnelle de la ville ne rapportent rien. 

####Google Maps et la nostalgie réactualisable

Mais il y a autrechose. Par exemple la lecture de cet article sur La cantine des Pyrénées à Paris. J’ai pour manie très souvent de chercher sur la carte les lieux mentionnés, ce qui dans le cas des 19e et 20e arrondissements de Paris se traduit par la création d’un espace mental qui réveille la nostalgie, mais aussi la réactualise, la met à niveau - Nostalgie 2.0 - avec des éléments vibrants du quotidien tangible vécu à distance. Je n’ai jusqu’à présent rien trouvé comme travaux de recherches y compris littéraires et poétiques sur ce que devient la nostalgie quand il est possible virtuellement d’aller y voir d’un clic comment les choses évoluent, ou pas. Comment Georges Perec aurait-il écrit Je me souviens en 2023? 

L’usage de Google Maps dans une optique d’entretient de la nostalgie offre une échappée de l’emprise de l’entreprise hypermarchande qu’est cet outil indispensable. Indispensable dans le sens où l’objectif de son usage pour prendre le maquis en ville est d’en faire un tremplin pour intégrer mentalement le plus de morceaux possibles de ville, avec pour conséquence sur place de se passer essentiellement de l’usage de la navigation via le mobile, et réorienter ainsi le regard hors de l’écran, vers/dans/sur la ville telle que ressenti dans ses moments à soit d’hyperprésence. Et aussi sans écouteurs aux oreilles. 

A Paris, la carte, j’ai récemment marqué de petits coeurs ma maternelle et ma communale qui - impensable ici au Japon - existent toujours au même endroit avec les mêmes bâtiments inchangés en surface. C’est de nostalgie dont il s’agit mais pas de nostalgie larmoyante, car la couche de mise à jour qu’impose l’observation fine de la carte change la donne de manière qui m’échappent encore avec les mots. Il y a en tout cas un déplacement, une _réorientation_ de la nostalgie, pas un réenchantement mais quelque chose - dès lors que les lieux n’ont pas été bombardés - qui est de l’ordre de la réintégration au présent des possibles.  

####Le bourdon de Google Maps

La carte est marchande donc, elle n’est que cela. Peut-on encore imaginer un plan de ville dénué de points de consommation? Mais cette focalisation absolue et totalitaire sur l’acte consumériste offre une vue imprenable, et qui fout le bourdon à force d’usage, pour observer l’évolution de la ville, des quartiers, l’homogénisation des nourritures et des manières d’exposition de soi en ville. Dans The Guardian encore, un article consacré au 18e arrondissement de Paris évoque l’évolution d’une poche de quartier où se concentrent les maisons de disques et de production musicale des musiques du moment. Les commerces disent l’évolution de la gentrification à venir, son stade évolutif préalable. Le regard tombe sur un kebab “berlinois”. Il suffit de faire alors une recherche avec Berliner en mot-clé pour constater que sur un très faible périmètre, le quartier est infesté de kebab. Et si l’on ajoute les résultats d’une recherche avec kebab en mot-clé, où les “Berliner kebab” n’apparaissent pas, le nombre d’échopes à l’identique est affolant. On se croirait à Kiyosumi-Shirakawa avec sa pléthore de cafés _conceptuels_ et ces clients et staffs massivement aphones. 

Un visiteur a laissé dans l’une de ces échopes parisiennes berlinoises  un commentaire laudateur, mentionnant que le staff parle allemand, ce qui fera plaisir aux visiteurs Allemands en manque du pays. Le bourdon. Comment faire corps avec cette ville-là quand elle n’est plus enviable?  En y cultivant des routines lorsque d’y passer. 

###Addendum

Manières d’y être

J’ai retrouvé dans un écrit antérieur la mention que j’avais faite du début de cette interview datant de 1998, parue dans The Paris Review, de l’auteur José Saramago à Lanzarote qui m’avait fortement interpellé, et est sans doute à l’origine de l’évolution de la réflexion actuelle sur ce que serait un guide idéal d’une autre destination, de préférence urbaine, qu’ici même à Tokyo.

INTERVIEWER
Do you miss Lisbon?  

JOSÉ SARAMAGO
It is not exactly missing or not missing Lisbon. If indeed missing, as the poet said, is that sentiment—that chilling of the spine—then the truth is that I do not feel that chilling of the spine.

I do think about it. We have many friends there and we go there once in a while, but the sensation I have in Lisbon now is that I don’t know where to go anymore—I don’t know how to be in Lisbon anymore. When I am there for a few days, or for a week or two, of course I go back to my old habits. But I am always thinking about coming back here as soon as possible. I like this place and the people here. I live well here. I don’t think I will ever leave. Well, I will, after all we all have to leave one day, but I will only go against my will.  

C’est bien sûr cet énoncé : _I don’t know how to be in Lisbon anymore_ qui est remarquable, qui touche le point sensible. Mais il ne faut pas passer outre à ce qui le précède, ce _I don’t know where to go anymore_. Cette problématique de la destination - ne plus savoir où aller - se réfère sans doute d’abord à la perte totale de repères dans un lieu qui ne participe plus depuis longtemps au quotidien, ni n’incite plus une fois sur place à explorer, soi les lieux familiers anciens avec le poids de la nostalgie pas réactualisée et qui donc use, soi ce qu’il y a de nouveau, et qui entre alors de plein pieds dans le domaine touristique et le buzz attaché à la destination. Ne plus savoir où aller est de l’ordre de la lassitude sachant qu’il n’est pas question de se la jouer touriste. Ne plus savoir comment y être est rapport à la perte de repères et surtout de routines qui, si l’effort est fait de s’en souvenir, ne peut que s’accompagner de cette chape de nostalgie qui n’est pas heureuse. 

Comme le buzz est devenu bien plus que le ragot épice et drogue du quotidien sans frontière, c’est probablement, à bien y réfléchir, la cause de ce malaise inexprimable l’autre jour quand j’ai été informé sans crier gare! de l’ouverture d’Irasshaï à Paris. Il y a UNIQLO aussi. So what? Etais-je sollicité pour une réaction spontanée, rapide comme une force de frappe en mode pavlovien? Etais-je désigné comme expert, comme ayant droit à la parole jugementale du fait de ma résidence géographique et d’un intérêt certes réel pour les questions de nourritures et de cultures gastronomiques, mais pas en mode serviteur des industries? S’agissait-il d’un appât pour une réaction du type, ah ben la prochaine fois quand on va à Paris on ira? A reculons peut-être. Cette nouvelle était-elle à même de renouveler l’intérêt pour là-bas, de contrer le désenchantement du au poids massif et à l’incontournabilité du tout marchand et du tout consummant à destination, à toute destination? 

Et à supposer même que cette ville nommée Paris fut inconnue, dans le sens de jamais visitée, cette nouvelle était-elle à même de servir d’indice, de précurseur de l’envie d’y aller, tel un exemple parmi les savoir-ville (où mettre un “s”?) de cognocentis locaux avec un goût prononcé pour leur ville de résidence hors des influenceurs? Qu’Irasshaï existe n’est justement ni même un ragot, ni même une information, mais juste un appel à la consommation, ce qui n’a rien à voir avec un savoir-ville.

Saramago en 1998 ne savait plus comment être à Lisbonne. Et donc, il fut un temps antérieur où il savait, lorsqu’il était porteur de savoir-villes et routines qui façonnaient sa manière singulière d’être et apprécier le lieu dit Lisbonne. Et donc, ces savoirs et routines avaient disparu sans laisser de trace depuis son installation ailleurs, sauf à tenter de réveiller le passé en mode nostalgique, ce qui encore une fois, n’est pas particulièrement appétissant, sauf à rendre cette approche constructive. Bien sûr, soucieux de soi-même comme de nature humaine, Saramago n’aurait pas pensé j’imagine lors d’un passage à Lisbonne à demander à ses amis qu’ils citent, des conseils sur leur comment être à Lisbonne, sachant que la rencontre avec des amis suffit généralement à oublier toute nécessité de se faire un resto, une toile ou une exposition indispensables du moment. 

Ce que je veux lire est un guide de routines et de savoir-ville à Berlin, Bruxelles ou Valparaiso, un guide peu ou pas marchand, hors le buzz, hors l’enthousiasme spectacle selfisé, ancré dans le réel local vécu et lucide. Que les routines soient des formes de fétichisme en action ne pose pas de problème dès lors que les pratiquants ne pratiquent pas l’affabulation, à dessein comme par mimétisme. 

####Addendum bis

Justement, juste lu dans une recension sur Diacritik du livre Kumpania - Vivre et résister en pays gadjo de l’anthropologue Lise Foisneau, cette bribe importante :

 En choisissant d’aborder l’espace par son milieu, les places, l’anthropologue dévoile au fil de l’ouvrage le rôle central de l’ancrage territorial (than) sans appropriation de territoire, mais en tant qu’espace vécu et agi. ”

Un espace vécu et agi : là où se pratiquent des routines du quotidien.