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Sortir pour un stylo


Personne sans doute n’évoque aussi justement que Virginia Woolf en 1930 ce qu’est sortir en ville avec une soudaine obsession joyeuse clairement énoncée comme un prétexte pour écarter la lassitude.

_No one perhaps has ever felt passionately towards a lead pencil. But there are circumstances in which it can become supremely desirable to possess one; moments when we are set upon having an object, an excuse for walking half across London between tea and dinner. _

Cette entrée en matière vibre de la décision soudaine d’une envie tout à l’heure encore retenue par l’ancre de la procrastination qui soudain se libère de sa chaîne.

_As the foxhunter hunts in order to preserve the breed of foxes, and the golfer plays in order that open spaces may be preserved from the builders, so when the desire comes upon us to go street rambling the pencil does for a pretext, and getting up we say: "Really I must buy a pencil," as if under cover of this excuse we could indulge safely in the greatest pleasure of town life in winter--rambling the streets of London._

Un stylo sinon rien. Pas sortir pour aller prendre à café ou un verre, non, encore que cela apparaîtra comme l’évidence même après le passage en papeterie. Juste un stylo, comme une urgence joyeuse. Virginia est dans le hall de l’appartement; elle se chausse avec entrain et une sorte de petite fièvre anticipatrice de la texture de l’air qui l’attend dehors une fois la porte ouverte. Sortir de chez soi est libérateur et signifie s’engoufrer soudain dans une autre dimension des sens. C’est aussi un retour au source que de vouloir sortir pour l’achat d’un simple stylo, un retour à l’enfance, de grosses pièces serrées dans une petite main, l’aventure d’être autorisée à faire pour la première fois une course seule, le début de la fin de l’enfance.
 
_The hour should be the evening and the season winter, for in winter the champagne brightness of the air and the sociability of the streets are grateful. We are not then taunted as in the summer by the longing for shade and solitude and sweet airs from the hayfields. The evening hour, too, gives us the irresponsibility which darkness and lamplight bestow. We are no longer quite ourselves._ 

Virginia a une recette sous forme d’injonction concernant la meilleure tranche horaire et la saison pour ce faire. Et nous sommes d’accord car s’il s’agit de faire un classement des meilleures saisons pour sauter dans la rue impromptu avec une mission haletante et calme à la fois, l’achat d’un stylo devenu nécessité, l’hiver tout autant à Londres qu’à Tokyo est une période idéale.

_As we step out of the house on a fine evening between four and six, we shed the self our friends know us by and become part of that vast republican army of anonymous trampers, whose society is so agreeable after the solitude of one's own room. _

L’expérience de la ville, de son quotidien, se goûte par des plans simples, comme l’achat d’un stylo. On peut aller à l’incontournable grande papeterie de Ginza, pourquoi pas, au risque d’y passer une trop longue heure et délaisser ainsi la ville. On peut aussi intensifier le goût du quotidien de résidence en visant les petites papeteries de quartier. 

On ira acheter un stylo au couchant à Koenji, dans ce qui est sans doute la plus petite papeterie de Tokyo, ou à Kuramaé, ou à Oji, ou même à Ikébukuro pour ne citer que quelques exemples de territoires surtout hors les écrans radars du tourisme de masse, territoires pétris de multiples quotidiens tokyoïtes. Et après le stylo enfin acquis, et avoir fait l’experience de la tranquille banalité d’une papeterie de quartier, on ira prendre un verre, pour commencer la soirée.