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Si la présence (extrait)



La présence des touristes - uniformité des tenues, bermuda teeshirt, que l’on retrouve localement portés presque exclusivement par des étudiants asiatiques - est remarquable dans la ville (toutes les villes) de par l’uniformité du paraître. On sait que les modes de consommation de celles-ci tendent à se confondre entre les styles des visiteurs venus de loin et celles des locaux. Ce qu’il y a d’authentique qui échappe au visiteur - ou dont la valeur lui échappe quand bien même il y passerait - réside donc pour un temps seulement encore (?) dans les interstices, parmi les ignorés de ce que la ville offre de difficilement compréhensible, ou d’intimidant de prime abord. La vie quotidienne des autres à destination est ce qu’il y a de plus intimidant, et ce qui m’intéresse avant toute autre chose.

####Hulk

Je les ai vus attablés au KFC de Koenji sous le viaduc des trains, trois hulks blancs, des corps de coach de salle de gym. A rebrousse chemin plus tard presque arrivé au niveau de la station, je les croise, formant comme une muraille, amorçant la descente sous la toiture de la galerie marchande, la portion couverte. Les touristes hulk extrêmes ont les mains vides et ne portent pas de sac à dos ou en bandoulière. Le smartphone est dans une poche. Bien plus loin et plus tard, j’en verrai six ou sept, des asiatiques, des jeunes hommes. Ils s’engouffrent un après l’autre au kebab du coin. Ne jamais acheter de kebab en fin de journée : ce qui reste est graillons presque séchés. Bon à savoir, même à Berlin. Ce matin, c’était une tribu de sept touristes sortant d’un Seven Eleven, en direction je suppose du Yasukuni. Les tribus ont cet avantage sur les voyageurs solos qu’ils rigolent entre eux. Peut-être qu’ils s’engueulent aussi parfois mais je n’ai encore jamais assisté à une telle scène. 

####Prise en main

C’est justement au stand de boissons lactées de la station Akihabara en direction de l’est que j’observe une jeune femme un peu mal fagotée - elle a probablement récupéré les habits de sa mère ou de sa tante, ce qui la rend plus âgée qu’elle n’est. Elle traîne une valise un peu grosse. Elle s’approche du comptoir où exerce la dame laitière. Elle demande quelque chose que je n’entends pas bien, son chemin, ou ce qui s’apparente après quelques secondes à une demande de confirmation qu’elle se trouve bien sur le bon quai, dans la bonne direction. Elle tend de sa main son mobile. La dame laitière lui saisit la main porteuse avec douceur et l’entoure ainsi comme si elle la protégeait. J’y vois un geste maternel, confident, exonéré des craintes sanitaires. La dame laitière approche son visage de l’écran tout en tenant la main de l’inconnue. Ça fait chaud rien que de voir la scène qui ne dure que cinq secondes si pas moins, mais en se la rejouant en boucle, cela fait un film. Elle confirme que la jeune femme se trouve effectivement sur le bon quai. Tout va bien.

####Les vagues

A Ogikubo, le jeune gérant de la librairie d’occasion a un mal de chien à trouver mon livre. Je lui donne un coup de main et parcours les rayonnages, en vain. Lui soulève des piles improbables. Cela dure bien longtemps. Je prends l’initiative  de lui donner le temps de chercher et de me contacter par téléphone quand il l’aura découvert. Juste en sortant, je tombe sur To the Lighthouse de Virginia Woolf en collection Penguin, un livre à peine défraîchi à 110 yens, moins cher qu’un onigiri, garanti sans adjuvants ni fongicides. Il suffit de parcourir très rapidement les pages pour être subjugué par la lisibilité qui rend la version numérique caduque. Je l’achète. Quelques heures plus tard, coup de fil. Il a trouvé le livre, The Image of the City, Kevin Lynch, copyrights de 1960, introduction de 1959, 25e édition de 1997. Je saurai tout ceci le lendemain sous le cagnard affolant. L’ouvrage est en parfait état, à moins de 1000 yens parce que le propriétaire précédant a souligné au surligneur jaune fluo certaines lignes, utilisant pour cela une règle à n’en pas douter. C’est surligné à la perfection sur les phrases clés jusqu’à la page finale, page 120, ce qui signifie que la personne a lu l’ouvrage en intégral, ce qui est rare dans mon expérience d’achats de livres annotés. Il n’a pas surligné les pages appendices nombreuses qui suivent le propos central. 

####Rue à brouter

A Koenji, brouter la rue à partir de Porta jusqu’au bout du bout au niveau de la station Shin-Koenji, puis rebrousser chemin éventuellement. Cela permet d’accumuler des pas et pratiquer une manière non-marchande d’apprécier une rue marchande, sans que le regard ne s’attarde plus que cela sur ce qui défile de part et d’autre du chemin. Une boutique de vêtements africains me semble être nouvelle. C’est à Machida dans une boutique à l’identique que l’on m’avait dit qu’une bonne partie des vêtements africains est fabriquée en Chine. Brouter ainsi la rue  est un effort moindre, une sorte de divagation comme on regarde le paysage défiler du train, un acte de faible intensité du regard en comparaison avec celui de la consommation. Le mode non-marchand  permet de faire fi du trop plein de boutiques vintages et pseudo-vintages, et juste profiter de l’éclectisme des couleurs et des matériaux sans y attacher plus d’importance.

####Carton

Vu au carrefour Nishiguchigosaro à Ikébukuro une famille de touristes, papa, maman, et la fille adulte. Il fait une chaleur horrible. Le père tient au-dessus de sa tête une caisse de carton à plat qui forme ainsi une sorte de toit au-dessus des têtes de la petite troupe.

####Remplir une journée

Il a disparu de la circulation étant donné le retour à la normale du discours hégémonique touristique. Pourtant il est pratiqué, et de manière intéressante. C’est le retour des visiteurs de Chine et comme avant le covid, j’en vois qui lézardent dans le campus de Waseda. Je suppose qu’ils résident dans le grand hôtel à deux pas et que la promenade dans le campus fait partie des recommandations qui circulent sur les écrans. Là il s’agit d’une véritable troupe, en familles, avec adultes et enfants. Ils ont raison. Avec le campus et les extérieurs, il y a de quoi remplir une journée.