A Jussieu, on portait sur les épaules un uniforme obligatoire inexpliqué de complexe d’infériorité dont les tenants et aboutissants échappaient, sentiment de diminution par rapport au lointain pays lumineux et inaccessible de Paris III. Le japonais - l’effort de s’y plonger et ne pas s’y noyer, ou plus couramment sortir du bassin en courant dépité et honteux - était un bain anglais, avant tout américain. Ce qui m’arrangeait bien comme la mystique de l’ailleurs s’en trouvait ainsi doublée.
C’est plus tard que ces noms d’acteurs ont pris formes et substances, pour occuper le terrain mental de ce qu’est être occidental blanc au Japon avant que le hors-solisme mobile domine. On devrait, non, on doit distinguer le blanc européen non-anglophone du blanc anglophone, massivement perçu à tord aujourd’hui encore comme américain. De fait, je ne lis pas en conséquence la japonologie francophone et encore moins ses sbires contemporains non-universitaires au service du fétichisme grand public. A l’ère des Donald proéminents, l’individu Richie - Le Monsieur Américain de la Dame Yourcenar de passage deux mois au Japon devenue ainsi japonologue poético-pythique - était le plus accessible, c’est à dire le moins imposant. Avec une chronique dans le torchon stratégique incontournable Japan Times auquel il donnait une certaine noblesse, Richie exposait une lecture-analyse détachée de son ontologique raison d’être à Tokyo en tant que positionnement qui ne vous donnait pas de leçon de réussite professionnelle et libidinique. Son crédo sans trémolo était de ne pas chercher à s’attacher mais à observer sur la crête. Il aurait pu dire à ce sujet perchoir.
L’autre Donald, le Keene, n’accrochait pas par mon manque d’intérêt pour la littérature de fiction. Donald le Keen lui était pour ainsi dire la version opposée de Donald le Richie, à ceci près qu’il était un apologiste passionné de la culture japonaise, à commencer pas sa littérature - du temps où la passion n’était pas pulsionnelle marchande. Il ne mettait pas en garde, la crête ni le perchoir pour lui n’existant pas, seul le bassin où se dissoudre - devenir japonais - faisant office d’objectif absolu et strictement personnel. Deux individus prônant un individualisme forcené mais dans le calme officiaient dans le même pays - Keene surtout en mode allers-retours tel un nomade numérique avant l’heure - Richie plutôt pénard à Ueno à y faire ses courses et entretenir sa sexualité dans le parc, ou étant sollicité pour guider des personnalités qui allaient écrire sur le Japon de manière docte et définitive - le ressenti étant la vérité - bien plus que lui le résidant de longue date.
Keene allait presque aboutir enfin à la dissolution dans le bain japonais en optant pour la nationalité nipponne suite à 2011, avec en prime l’adoption d’un fils au sujet duquel flotte une aura gênée avec sourires de connivence dont le bienfondé m’indiffère. Sur la photo de sa pierre tombale à Tokyo, on lit son nom en katakana, certainement l’aboutissement et la preuve d’une dissolution - presque - totale. Son souvenir est entretenu par une petite fondation locale, très locale, un peu comme celle de Lafcadio Hearn, mue par l’enchantement à la psyché très locale aussi que provoquent ces efforts infinis d’avoir tout fait pour devenir autre parfait, c’est à dire japonais, sans trop s’exposer médiatiquement vêtu d’un kimono pour le commerce de soi.
En octobre dernier, Columbia University Press a dévoilé le livre Expatriates of No Country, The Letters of Shirley Hazzard and Donald Keene, édité par Brigitta Olubas, une spécialiste de Hazzard. Une certaine Hazzard parce que je n’avais aucune connaissance de cette autrice, mais un ouvrage épistolaire avec un titre pareil qui mérite une conférence internationale de trois jours dans un endroit charmant avec buffet ne pouvait que provoquer une énorme envie de lire cela. C’est en cours.
Keene entre le Japon et New York, et l’Australienne Hazzard surtout à Capri, un peu comme Miller à Paris puis la Californie via la Grèce, et Durrell surtout en Grèce avant de finir en France. Dans les deux cas, mais avec des circonstances de rencontre totalement différentes, on trouve le sel du carburant qui autorise l’échange épistolaire à fonctionner longtemps : empathie, sympathie qui augmente avec le temps, intérêts communs et curiosité pas de façade pour les intérêts de l’autre, l’absence totale de hiérarchie - les leçons quand données le sont avec humilité - et les rencontres au bout de voyages qui relancent la machine à s’écrire. Mais le titre de l’ouvrage - Expatriates of No Country - interpelle tellement qu’il subjugue, en attendant d’y voir plus clair peut-être d’ici la fin de l’ouvrage.
La recension d’une lecture en cours n’est pas une recension qui n’a pas cette ambition. Elle est de l’ordre de la marche dans un quartier, une rue étonnante que l’on découvre pour une première fois, avec en prime un je-ne-sais-quoi-de-familier. De même pour le livre de Sandra Lucbert - ben voila! - et Frédéric Lordon intitulé Pulsion qui décape, mais là avec des crampons.
Il y est question et pas qu’en filigrane d’un bébé, comme celui sur le photo de la carte d’annonce maintenant sur la porte du frigo, de la naissance du fils de la prof de piano - conception difficile mais enfin bravo - qui regarde sans regarder comme on regarde à un jour ou deux, comme Hugo a poétisé à ce sujet. Pas le regard dissolu mais le regard diffracté.
Avec M, on a eu le local pour nous seuls, les autres habitués comme un seul homme étant absents. On a parlé de Keene et d’IA, lui d’un contemporain de Soseki, moi juste en passant de Sylvia Plath. Ce que l’IA en production littéraire va faire, c’est toujours plus de focalisation sur l’oeuvre individuelle avec notaton instantanée - hors le corpus, l’écosystème produit par et au sujet de l’auteur. On pourra toujours bien sûr demander à la PythieChat de concocter des paperolles, un journal inachevé, une correspondance entre deux qui ne se sont pas connus parce qu’impossible. Ou traverser les murs pour passer instantanément d’une ville à l’autre, d’un quartier à l’autre, coupler les rues comme ce matin un petit déjeuner avec la rue Delambre en sourdine alors qu’il faisait encore nuit.