Ça va nous changer un peu



Epistolaire : La correspondance Keene & Hazzard n’a pas la densité ni le volume de Flaubert et Sand, et manque totalement du contexte précaire originaire, dans ce glissement historique vers les turbulences totalitaires à venir des années 30 de celle de Miller et Durrell. Keen & Hazzard est un plaisant échange entre migrateurs pour raisons de styles de vie professionnelle et hédoniste à la fois, l’une entre l’Italie et les USA, l’autre entre le Japon et les USA aussi, particulièrement New York. L’histoire, l’actualité n’y figurent pas. Un long fleuve tranquille de labeur, Keene mentionnant très tôt la fatigue malsaine de ces vols long courrier intercontinentaux. Beaucoup de coupes inexpliquées dans le texte, phrases jugées soit sans intérêt, soit délicates dont l’exposition ouvrirait la voie à des embrouilles. Je parierais plutôt pour la première hypothèse. Très tôt dans leurs échanges, les années 50, Keene expose sa sensibilité “asiatique”, ce qui ne lui empêche pas d’écrire en 1988 :


“I took the occasion to express my growing disenchantment with Lafcadio Hearn. Hearn is not taken seriously in the West any longer, but in Japan he is revered. He is known by the Japanese name he adopted, & there is even a Shinto shrine in his honor, meaning that he has been accepted into the pantheon of Japanese gods. I approve of this example of cosmopolitanism, but not of his insistence on how much better the Japanese were before the blight of western civilization affected them. I’m more and more convinced that “rootless cosmopolitanism” (so often attacked & rarely defended) is the only way we can avoid the madness of nationalism.”


Racines sans :

 

Ce cosmopolitisme sans racines - pas élaboré dans les échanges - rend la décision de Keene d’obtenir vers la fin la nationalité japonaise. Etrange retournement. La fondation à la mémoire de Donald Keene à Tokyo tarde à combler l’absence de la version anglaise de sa page en japonais. Signe ou hasard que le transfert de racines signifie bien la (dés)intégration. 


Respect : 

Devant moi dans le couloir qui mène à la sortie 8, une jeune femme queue de cheval marche à cette vitesse irritante du porteur de mobile en mobilité toujours trop lent pour soi, mais l’irritation intérieure stoppe net quand je comprends qu’elle lit un livre en marchand. Respect. Je calque mes pas sur sa vitesse de croisière de lectrice itinérante, à distance suffisante pour ne pas passer pour un stalker. Elle aussi se dirige dans la ruelle que je vise mais elle continue plus loin.


Chauffe : 

Ce matin à Matsumura, c’est bonjour matinal, avec le fond musical jazz mais l’établissement étrangement froid alors que dehors, les miasmes d’une pluie récente encombrent l’atmosphère en rivalité avec le soleil qui vient, atmosphère annoncée comme particulièrement nocive ce jour pour les âmes et les bronches sensibles. Quand la patronne repasse à proximité pour dire à voix haute son soucis de la température à bord, nous avons un petit échange amical de rien qui vous met en bon termes dans l’immédiat avec la société, l’humanité, l’univers et plus sur l’état du fond de l’air, que le chauffage qu’elle rallume - ce modèle massif de soufflerie évoquant un vieux rafiot à propulsion au mazout - pouffant crachant noir nauséabond - je lui dis que cet air bien connu qui maraude sournois dehors me fait craindre d’attraper un virus, et un chaud et froid - ce qu’elle approuve. Le chauffage sollicité qui chauffe toujours trop met quelques minutes à démarrer tant et si bien qu’on l’oublie, jusqu’au moment où comme un réacteur qui crache de la fumée au lancement alors que le pilote sur l’interphone rassure les passagers inquiets, une bourrasque puissante de vent trop tiède, un pouf à l’haleine louche déboule sans crier gare et envoie valser au loin les nombreux sachets transparents de mes pains de petit déjeuner posés sur la table. 


Chauvet : 

Souvenir d’une lecture de Que du bonheur d’Eric Chauvet - c’est bien Eric Chauvet - et repêchage des dernières pages remarquables de ce petit texte dont la perception de la saveur a clairement évolué. 


Arme coupante : 

Le charme demeure à Asakusa, mais à Kappabashi, tous les garçons veulent un couteau et le nombre de boutiques copié-collé atteint le ridicule et fait du quartier un concentré de trafic et commerce d’armes léthales comme nulle part ailleurs. 


Clerc : 

Réapparition du premier Thomas Clerc caché en pleine vue sur une étagère. Ça date de 2007 et c’est le même protocole que le nouveau volume, hormis les “performances”. Je comprends maintenant l’attrait de ce protocole, cette écriture cadensée comme des apartés en rafale, avec ces mots genre _Projet_ : …. en itallique, qui évoquent le mouvement. Vraiment de l’écriture en marche, ni assis à la terrasse à observer comme une caméra de surveillance intelligente, ni en mode je me souviens, et donc le temps verbal central poutre maîtresse de l’édifice est le présent. Et donc, pour écrire “sérieusement” mais pas exclusivement - il y a d’autres méthode bien sûr - il faut idéalement avoir défini un protocole qui devient la signature de l’auteur. Une écriture qui donne le sens du mouvement. Chapeau Monsieur Clerc! Les performances canailles de bobo dilettante par contre dans le nouveau volume, ne serait-ce pas un “truc pour être dans le coup”, une TikTokization de l’écriture pour faire djeun’ borderline la cinquantaine? Il en a 59 donc l’âge du divorce pour fréquentation d’une plus jeune quand on peut s’en offrir façon compagnon riche de geisha. Bref, l’exercice de l’atelier d’écriture auquel je ne participerai pas est de clarifier la méthode Clerc et de l’appliquer à Tokyo, Reims ou Clermont-Ferrand.


Vous : 

A cette époque, le vouvoiement et l’écriture manuscrite ne seraient-ils pas la façon unique de faire montre d’empathie, de soucis de l’autre, de bienveillance, de tout ce qui fait sourire? Une carte postale manuscrite vue tantôt a instantanément évoquée ces possibles. 


Conscience routinière : 

L’accompagnateur de touristes n’a pas à les persuader du bien fondé de ses choix de destinations. Lui sait, en principe, leur validité. Sortir des sentiers battus, c’est admettre que l’accompagnateur a sa narration propre des lieux nourrie d’expériences et de routines conscientes. La routine, et la routine consciente lors de sa performance, sont deux choses totalement différentes. Quand je fais coulisser la porte latérale pour entrer dans le restaurant de sushis, que je regarde vers le comptoir où l’on me reconnait, que je lève l’index muet pour signifier que je suis seul, que l’on m’indique muet aussi une direction vers des sièges où m’assoir, que je temporise le passage de la commande qui peut attendre que l’on me serve le thé chaud, je suis en pleine conscience, mais sans crâner aucunement ni même dans ces lignes que je suis le détenteur d’une pratique devenue routine, mais pas induite, à chaque fois avec la conscience en direct de performer, sans aucune satisfaction hédoniste prétentieuse en conséquence, mais avec le sentiment qu’il est important de ne pas perdre conscience, de ne pas se disperser en pensée vers autre chose que ressentir et observer en soi tout en scannant les lieux cette note d’intensité qui n’est pas si différente d’une forme de soucis de contrôle de ses affects, rester en mode mineur mais lucide. Une routine consciente de sa performation vaut mieux qu’un automatisme. Elle relève le quotidien quand il a lieu dans sa beauté intrinsèque sans prétention, qui ne demande pas d’explication, juste d’y être. Une sorte d’anthropologie amateure de terrain en silence est rendue possible. Les abords d’Asakusabashi exsudent sans esbroufe aucune l’urbanité d’un quartier où le béton à patine donne à l’espace sa signature éminemment tokyoïte.  

*** Le titre de cet article hors contexte est une phrase attrapée au vol, juste entendue à la radio. On peut démarrer ainsi l’écriture instantanée avec comme déclencheurs des petits riens exclamatifs tel ces voix saisies au passage dans les rues émises par des inconnus. 


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