Un nord-est à soi
Je veux témoigner du quotidien à Tokyo, la banalité d’acheter des poireaux.
Il est plus facile d’engager la conversation après. J’ai demandé tout de go à l’infirmière que j’avais remarquée la dernière fois, et elle aussi à mon sujet, si elle était d’origine de Tokyo. Elle m’a répondu que oui. Elle m’a demandé pourquoi. Je lui ai dit tout de go que je lui trouvais un quelque chose de typiquement Edokko. Ça l’a fait rire. Elle m’a dit étonnée que oui, exactement, qu’elle est de Katsuhika, au nord-est donc, du côté de Tatéishi où l’on peut atteindre l’ébriété pour mille yens. A Minami-Senju, S a aussi ce quelque chose d’une signature humaine qui tranche, sympathique, sans maniérisme, directe, populaire. S est empathique. L’infirmière est infirmière.
Elle me remet ainsi sur l’écran de la pensée géographique Tateishi, et aussi une sorte de promesse lâche, pas tenue cette année, de déplacer le curseur de Tokyo vers un nord-est à soi, avec des extras qui ne sont pas du tout du nord-est, comme Koenji, mais on est libre de sa géographie sentimentale.
Un autre territoire s’est aussi inscrit sur l’écran, sous une lumière différente, intrigante. Tout est parti de la lecture, et maintenant de la relecture de Geisha de Liza Dalby, une lecture charnière. Un livre qui expose un milieu. Il y est question en mode mineur vers la fin des territoires de geishas de Tokyo, en particulier les geishas de Shimbashi. Impossible de se figurer en 2024 des geishas telles que décrites juchées sur les derniers pousse-pousses dans les années 70. Mais il est facile de les retrouver, dans le territoire à l’est de Higashi-Ginza, puis de déterminer sur la carte, à deux pas de Tsukiji quelques lieux d’exposition apparemment très concentrés sur un rectangle orienté nord-est sud-ouest, avec le théâtre Shimbashi Enbujo au nord-est, théâtre qui vous passe complètement à l’ouest si pas concerné. C’est que la carte montre en filigrane dans un paysage affreux de béton, avec le périphérique C1 en bordure sud-est, une tout autre dimension. Certains lieux me sont connus. D’autres inaccessibles sont tout de même exposés maintenant par des photos prises par des gens riches ou invités par ceux-ci qui ne peuvent s’empêcher de montrer des scènes privées si pas confidentielles, vues de banquets traditionnelles avec geishas dansantes, muraille de dos de costards aux nuques grisonnantes, photos qui disent tout autre chose que le paysage, maisons de tradition, restaurants de catégorie ryotei 料亭 qui s’y trouvaient peut-être quand la hauteur du bâti ne dépassait pas un étage. Google Maps n’a pas la notion de classes mais elles sont en partie exposées par les indiscrets. Les photos de mets avec une redondance du kaiséki sont parfois fascinantes et à lectures multidimensionnelles.
Geisha de Liza Dalby a débouché sur la lecture du lumineux Tokyo Before Tokyo: Power and Magic in the Shogun s City of Edo de Timon Screech - étonnante démonstration de l’importance du pôle directionnel géomancien nord-est des villes d’ici, une révélation - et cette maîtrise des sujets avec humour et sans plus la vénération générationnelle passée - qui a exposé en aparté Kyoto: An Urban History of Japan’s Premodern Capital de Matthew Stavros. Sont apparus en référence Specialty Food, Market Culture, and Daily Life in Early Modern Japan - Regulating and Deregulating the Market in Edo, 1780–1870 d’Akira Shimizu, et Neighborhood Tokyo de Theodore C. Bestor qui lui date un peu comme on dit, de 1989, mais pas une ride à priori, qui donne avant de sortir aller acheter ses poireaux. La japonologie contemporaine de langue anglaise a un pouvoir de réenchantement, c’est une impression mais si le terme ne m’est pas favori. Un trait important est la mise en parallèle du Japon et du monde comme jamais exposée, jamais lue auparavant. Le pont du Rialto en miroir de celui de Nihonbashi, donc que des expositions de lieux et de milieux. Exactement ce qu’il se produit quand l’infirmière qui m’a remis Tatéishi dans la boucle de la pensée-lieu, à qui je demande des recommandations de comptoirs, et qui m’indique ce débit d’abâts grillés où j’avais bien vu et fut impressionné sans aucun oubli comme si c’était la veille, alors qu’il y a de cela au moins cinq ans, par la vue de queue silencieuse de monomaniaques de gastronomie d’arrière-cours déjà très longue - c’était un matin je crois - queue qui se forme dès six heures des aurores quand la boutique n’ouvre pas avant dix heures, m’a-t-elle avec derrière le masque un air alléché.
#### Indécence produite par la simultanéité d’apparition de vignettes
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