Riz, typhon et particules
Au supermarché, des hébésus, peu mais suffisamment pour se démarquer. Au très vaste rayon riz que je ne vise pas, il ne reste rien. Quelque chose sonne étrange aujourd’hui dans le paysage humain au sous-sol, qui a probablement rapport avec la pénurie soudaine de riz. En tout cas, c’est ma théorie dénuée d’analyse. Celles et ceux qui mangent moins, les personnes âgées, sont en nombre, en nombre remarquable ce jour. Paysage humain fait d’inquiétude. Des hommes âgés seuls parcourent les rayons. Paysage masculin peu courant.
Bientôt la clémence de la météo aidant, il sera de nouveau possible de parcourir sans trop d’efforts certains territoires proches de la station. La multiplicité des angles, perspectives, dénivelés, les marches de pierres, bifurcations, escaliers, détours d’un jardin artificiel sauf le cours d’eau - presque comme les Buttes Chaumont - où il faut faire bien attention à ses pas, ascenseurs, pont de pierre à tablier courbe de bois, inconfort stratégique des rares lieux d’assise, à moins d’être soi aussi de pierre, arbres et végétation mis en scène avec goût la topographie aidant en cela, divers casemates et petites constructions d’usages pragmatiques, maisons anciennes et terrains vagues suite à démolition, bords de rivière ultra-bétonnés mais en écrin de verdure riche, creux et coins, invites à s’écarter, à descendre pour voir, à monter pour vérifier, poches d’habitats toujours endormies, temple en hauteur, bribes d’anciennes ruelles autrefois plus marchandes, ponts divers, plus loin eaux canalisées par endroits rugissantes, spots absoluments pas urbains à côté de spots routiers ultra-urbains, trams et trains et bus permettant de partir ailleurs en un clin d’oeil, bars de poche que je ne fréquente pas, restos figés, au moins une épicerie indo-chinoise, un comptoir d’omelette à emporter, le café parfait de Tokyo Guesthouse Oji, la possibilité de revenir sur ses pas et d’avoir le sentiment conséquent à cette multitude d’angles, de perspectives et de variété d’avoir voyagé loin. Suivre des yeux le tram dans la descente, dans la montée.
Ce qu’il faut, c’est ne pas traverser au feu rouge. Attendre le cycle suivant, c’est à dire décider avec soi, pour soi et avec conscience aigue, de pratiquer d’autres micro-dimensions autour de la question d’y être, sur les lieux. Il devient alors impossible de ne pas être étonné par sa capacité endormie dans les routines de la mobilité d’observer et de voir une foultitude de détails du quotidien qui passent en temps normal complètement à l’as dans l’escarcelle de l’impensée. Les recherches sur la mobilité sont muettes sur l’immobilité volontaire. L’anti-sujet n’est pas leur sujet. Il est pourtant facile de devenir soi-même le sujet, et sans devenir chercheur, de la question, en passant à l’action. On est gêné que vienne alors à l’esprit cette mièvre expression de “faire un pas de côté”, alors que la vraie question - et pas l’unique - est celle de stopper. L’expérience la plus simple est de ne pas traverser le passage pour piétons au feu rouge, mais d’attendre le prochain.
Typhon : un pays entier à l’arrêt, des millions d’évacués, des trains et avions par centaines contraints d’être annulés, par mesure de prévention.
Le marchand de tofu : ferme désormais le mercredi. La presse n’a pas mentionné cette baisse de régime de production conséquente à la fatigue des corps.
A la boutique de riz, il ne reste pas grand chose mais suffisamment. J’en prend deux kilos que l’on me décosse immédiatement. La dame me dit avec humour que cela tombe bien cette panique qui permet d’évacuer les stocks pour faire de la place au nouveau riz. Son fils muet a discuté avec un fournisseur régional m’a-t-elle dit. Sur place aussi, des supermarchés n’ont plus rien dans les étals.
S au comptoir s’éclipse pour revenir une demi-heure après avec 500 gammes de riz pour M et moi-même. Il est fils d’une famille de producteurs de riz à Chiba. Il n’en achète jamais. Il n’est pas au courant.
Il cherche dans sa boîte à outil des choses conventionnelles et me questionne soudain sur le français du Québec et son anomalie par rapport au français normalement constitué. Quand on rencontre un panda, on ne peut éviter le sujet de l’eucalyptus. Avec lui, je vais être courtois. C’est une bonne pâte du quotidien. Il n’est pas difficile de le détourner vers des sujets d’une banalité commune, comme ce restaurant de yakitoris qui vient d’ouvrir à une station. Je lui demande si c’est une chaîne. Il hésite, sans doute, il n’y a pas pensé.
M qui enseigne le japonais à des Asiatiques en quête de travail sur place expose sa stratégie récente pour désamorcer chez les apprenantes surtout cette tendance forte acquise avant que de débarquer lors de cours de tout débutants dans leurs pays d’accentuer bizarrement les particules, et faire de la phrase un paysage de collines brusques. Sa méthode est la vitesse, imposer le débit d’une phrase à tout allure, ce qui empêchent aux particules de décoller.