Café moulu, ire et jus pisseux sanguinolant
#### Apparitions
Est apparue au fond du fond de la cuisine une bouteille de jus de hassaku à robe d’urine tâchée de sang, vue annonciatrice, à date de péremption du 7 décembre 2022, donc de la récolte de fin d’année 2021. Et apparu aussi avant cela un paquet de café torréfié et moulu de Dream Coffee oublié au fond d’une étagère. Le jus est parti au lavabo; le café s’est avéré par deux fois mauvais, et le reste de poudre est parti à la poubelle. Tout ceci est irritant, tout comme passer l’autre jour à bonne distance de Dream Coffee pour constater malgré tout que l’immeuble est dans le même état que depuis la fermeture, et que seules les feuilles de papier blanc, ultimes livre d’or du lieu, ont disparu, emportées par les éléments récents ou par un collectionneur obsédé.
Deux questions restent en suspend :
1. Edmond Dantès est-il un transfuge de classe? Aucun papier docte trouvé sur le sujet. L’abbé Faria l’instruit de tout et mêmes des codes?
2. Pourquoi Dantès ne vient-il pas à Tokyo renflouer Dream Coffee comme il l’a fait avec le Pharaon?
Tout ceci est source d’irritation au bord de la colère.
#### Pris au vol
On évoquera deux types de paroles prises au vol au dehors de la maison.
Les phrases dument retenues dans leur exactitude, rares, vite notées, et celles juste remémorées et donc nécessairement remaniées.
Originale, sur le quai de la station Kanamecho, ligne Yurakucho. Quelqu’un marchand téléphone sur l’oreille.
- How much can you get for…?
Autre lieu déjà oublié comme on oublie si facilement ce que l’on a mangé la veille qui est indispensable pour subsister :
- Putain qu’est-ce que j’ai bouffé (traduit du japonais dans un registre de vulgarité équivalent).
Dans un très bon restaurant. Adaptation de la phrase originale:
- Je prends grand plaisir à boire ce thé dans cette tasse bleutée au sommet dégradé vert et turquoise, mais la possession de cet objet m’indiffère totalement.
Plus tard dans la ruelle où une Rolls particulièrement volumineuse occupe une partie importante de la chaussée. Autour bruissent les clients échevelés accompagnés vers les taxis portières ouvertes, personnels féminins à la manoeuvre, alors que feulent les call-girls freelances marchand au ralenti l’oeil sur le mobile qui rend le visage cinématographique.
Une dame que je dirais Chinoise nous accoste de manière un peu insistante. Elle nous suit sur quelques mètres, jusqu’au coin de la rue où des rabatteurs à oreillette d’agents spéciaux rabattent.
- La Rolls c’est bien mais notre priorité, ce sont les instruments de musique qui coûtent des fortunes que nous devons acquérir, qui doivent être à hauteur de notre qualité de musiciens professionnels.
Ce quartier narrativement tabou est riche à déborder de récits.
Quel gâchi littéraire.
Phrase inutile. Ne pas hésiter à exposer sa médiocrité de phrases barrées.
Et pas loin sur l’avenue où ne subsistent que les éclairages géants soucieux de protéger la planète, des attardés bermudas tee-shirts ont le nez en l’air, n’imaginant pas que tout ce qui compte de visuel et d’authentique au moins à cette heure-ci se déroule dans les rues en retrait à 20 mètres.
La pluie violente mais sans typhon s’est entre temps tue.
####Le matin à 10 heures et 2 minutes
- Oui on n’ouvre qu’à 10 h ces temps-ci. Vous êtes venu avant? Désolé! On était ouvert à 8h mais peut-être que cela reviendra. Vous avez attendu où? Ah! le café plus bas! Attention à ne pas trop en boire au risque de vous “casser le ventre”.
Esbrouffe d’esthète : pas enchanté par ces sakés de Hokkaido.
On me demande comment la sole est devenue un poisson hors de prix.
Rareté des prises, gentrification de la denrée. Un peu des deux?
#### La galerie couverte de Musashi-Koyama
Tout ce qui est situé à 50 minutes maximum de destination est proche, mais mentalement, nombre de destinations dans cette limite de temps sont hors radar de la pensée. La dernière fois que j’étais sous les arcades de la longue rue marchande piétonne couverte à Musashi-Koyama - formidable d’apercevoir qu’au bout, on n’en voit pas la fin! - c’était au début du covid et on masquait sérieusement. Le jardin des plantes médicinales était fermé et un gardien revêche n’avait pas pu me le dire sans emphase, en phase avec l’urgence de la situation, ses mouvements lents ne collant pas du tout avec son ton autoritaire fâché.
####Faire quartier
Le café ancêtre est toujours debout mais comme il débute le service à 10h maintenant, il sent son touristique. Il s’est démis de son rôle d’agent constitutif du jus distinctif, de la signature du quartier, services qui s’adressent d’abord à des gens du quartier qui ont leurs raisons de pouvoir y faire un saut dès le matin, parce qu’ils sont riverains, ou parce qu’ils sont du quartier comme ils y travaillent. Le poissonnier proche peut-être fait encore quartier.
Sur les rares commerces qui font un lien vers quelque chose de traditionnel, le marchant de thés et d’algues, le marchand d’encens et hardwares religieux associés, les marchands de tenues d’été de fêtes, et c’est tout je crois. Pas de sembei ni de tofu artisanaux sauf de l’industriel aux supermarchés. Un marchand d’électroménager blanc d’occasion, comme à Koenji. Dans les perpendiculaires et à proximité, pas mal de coffeeshops beige béton. Mais le pire qui puisse arriver à une rue piétonne marchande couverte remplie à 90% d’enseignes de chaînes, c’est de perdre son toit.
####L’élégance du non
Annie Le Brun tu vois. L’anti-pose bégueule, l’anti-selfie, l’élégance du non.