Shimbashi de nuit
De retour à la maison juste après minuit.
Un peu insensée cette course. Zapper les détails. Toujours est-il qu’au poste de contrôle de l’immeuble, jusqu’alors jamais vu du rez-de-chaussée, un des deux gardiens, homme d’une cinquantaine d’années souffrant d’une difficulté importante à marcher, me recommande de faire le 110, souligne qu’ils sont accueillants et empathiques, ce qui est sans doute vrai dans un cas de détresse mais résiste toujours à la normalisation, l’idée que la gentillesse et la police peuvent se combiner.
Toujours est-il que j’hésite à voix haute, ne me voyant pas expliquer en long et en large la situation à distance, sans voir mon vis-à-vis. Je lui demande s’il y a un poste de police proche. Il me répond que le plus proche est celui de Shimbashi, près de la placette avec la locomotive, SL広場, poste que je visualise à peu près. Oui, l’angoisse réveille l’asthme. Non, l’asthme n’est pas la conséquence de l’angoisse. Couloirs de marche aérienne quasiment vides qui dans d’autres capitales provoqueraient l’envie de fuir plutôt que de les traverser. La distance à parcourir dans ce contexte nocturne semble beaucoup plus courte que de jour. Shiodomé quasi invisible dans la pénombre et c’est mieux ainsi.
J’ai la bonne idée de passer un dernier coup de fil alors que le poste de police est en vue et que j’y aperçois à travers la vitre trois agents de fonction dont un, mais je ne jurerais pas, me semble être une femme, debout dans cette pose réglementaire de faction, tenant des deux mains un long bâton à la verticale, image de l’autorité.
Cette écriture du pronom sujet à la première personne est irritante.
… Bonne idée que de passer un dernier coup de fil (..) on y aperçoit (…) apparemment mais pas sûr, me semble être une femme.
Ce dernier coup de fil résout tout ce que les précédents, une dizaine, n’avaient fait que accumuler de scénarios plus noirs les uns que les autres, et une course en taxi rapide avec le compteur affolant, sauf quand à proximité du pont de Shimbashi où les taxis en masse sont accumulés comme si s’emboutissant au ralenti. Oui, un mille feuilles d’hypothèses glaçantes.
Et pour le coup, il faut effectivement souligner que sur le moment, à moins de 20 mètres du poste de police, je me dis (encore lui) que j’ai bien fait de passer ce dernier coup de fil. Le souligner, parce que cet énoncé va évoluer très rapidement vers un autre, évolution non-conséquente à ce rejet du pronom personnel, où celui-ci va être remplacé dans la pensée, non pas par on, mais par un ça, donnant : ça a été une bonne idée. Pas un ça neutre ou vague, mais quelque chose de l’ordre d’une injonction d’évidence à changer la formule, injonction venue hors de soi. Il est facile, mais là ce qui suit ne fut pas pensé sur place mais le lendemain, au moment même de l’écriture, d’attribuer ce ça à un phénomène de type ange gardien - gêne aussi vis-à-vis de cette expression - que ce ça est extérieur à soi, que ce ça est encore une fois une Athénée - mais allez savoir pourquoi, un pluriel, qui, débarquée de nulle part à ses côtés, m’aurait susurré à l’oreille le conseil de passer encore une fois un coup de fil après les précédents en rafales, juste un seul, un dernier, pour voir. Le seul coup de fil qui se révéla être valide.
Mais avant cela, il faut rembobiner, se revoir descendant l’escalier de la station du Yurikamomé sur le terre trop plein de machineries et chicanes à la sortie orientée vers Ginza, traverser la perpendiculaire la plus proche en face à main gauche qui passe sous le viaduc des trains, qui mène vers le côté opposé, Karasumori, et se retrouver d’un seul coup et violemment dans le flux inverse des adultes de bureaux qui se dirigent en grappes joyeuses, comme on dirait dans une brochure, grappes bulles d’entre-sois identiques mais fortement d’entre-sois, plein d’entre-sois qui naviguent vers les portiques d’entrées en direction des quais où les trains commencent à se faire rares, grappes qu’il faut éviter soigneusement au risque de chocs, tel est l’encombrement de la rue au premier coin de l’immeuble - monde fou! - et c’est sans parler de cette autre foule statique de rabatteurs et rabatteuses en plein exercice de leur fonction. Et ressentir sans plus d’affect que cela, que tout ce qui se passe ici, ce qui se déroule d’éminemment nocturne m’est indifférent et souligne définitivement ma non-appartenance à cette dynamique, mais mérite un album photos, Tokyo, Reflux de Nuit.
Surprise tout de même que malgré l’attente assez longue, le train de la Yamanoté ne soit pas le moins du monde bondé, qu’il est aisé de s’asseoir, et qu’au passage de la station Tokyo, rien ne change dans la densité humaine. Aucun spécimen en mode ébriété visible. Idem sur la ligne Sobu qui va pourtant loin, jusqu’à Mitaka, mais n’est pas prise d’assaut comme dans des souvenirs bien antérieurs.
Soyeux de la nuit de mai au retour quand à la station et plus loin sur le chemin, on ne croise presque personne.
Indifférent mais ni non plus blasé. Si pas inadapté à la nuit, ces moments de remontée des flux des nocturiens sur les trottoirs de Tokyo seraient recherchés, comme des attractions et raisons suffisantes pour aller se frotter aux flux, y slalomer, non pas d’un pas nonchalant mais feintant comme à Kyoto et pour se démarquer d’aller vers un rendez-vous pressant qui élimine l’option de la flânerie.
Pour remonter le fleuve, il faut nager rigoureusement. Cette appréciation de tels moments peu pratiqués est malgré tout récurrente, comme, avec une vitesse moindre, les transitions dans les rues en retrait de l’avenue à Ginza, un peu feutrées et louvoyantes, avec aux angles là encore des rabatteurs mais à l’air patibulaire, oreillettes noires de gardes du corps. Comme à Shimbashi, ils figurent des écueils où les flux se fendent.