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Tokyo logistique

 


Moteur.

Quand on est arrivé, il y avait déjà un clone cool sur le trottoir nous regardant mi-narquois mi-affable, une façon d’interfacer tendance douce de qui jeune parle anglais. On entre. Je suis surpris que le bar soit occupé comme j’ai demandé ces places. Je dis que je suis surpris. 


Il dit être surpris.


Derrière le bar, un autre cool qui assure qui maîtrise qui domine qui fait coach de gym le matin chef en soirée DJ bartender plus tard, ne nous offre même pas un regard mais une vision humaine marketing globalisée. Il gère une tablée anglophone monogénérationnelle. 


Pas la moindre vue de L. Où est-il? Vous voulez vous assoir au bar? Je ne le regarde même pas. Question insensée. Il veut sans doute dire : vous vouliez vous assoir au bar? Un seul “i” vous manque, et tout …


On nous fait pénétrer dans la salle du fond que je désapprouve. L est là en retrait de la longue table de pierre, méconnaissable. Il est habillé d’un tablier blanc de chef. La dernière fois, il avait une casquette de baseball retournée visière sur la nuque qui lui allait parfaitement. 


Il a l’air épuisé. Je le lui dis. Il acquièsce faiblement. 


Il est épuisé. 


Il enfarine des pièces de wagyu, tradition ancestrale japonaise qui date des années 80 du siècle précédent, la raison devenue essentielle de venir ici. Etre dans le flux de la viande.


Avant, la raison était de l’ordre de la convivialité sans aprêts. La barbaque était le fond de l’affaire, pas le centre. Jusqu’à la dernière fois, c’était familial, intime, repas qui s’achevait avec une photo de groupe spontanée et des regrets pour le long terme. 


Quand tu mets le doigt dans l’instagramabilité …


J’apprends plus tard que deux New Yorkaises assises à la même table en pierre ont passé la soirée à photographier et diffuser en direct un flux continu de photos, de rires, de pauses dans le grand entre-soi du spectacle du bonheur permanent du quotidien du voyage en hyperprésence non-stop. 


Tokyo : done.


A la gare de Tokyo, de Kyoto, c’est comme à Venise, moins les vaporettos. 


Je n’ai pas pu échanger un seul mot avec L qui est épuisé. 


Les touristes, c’est toujours les autres, plus touristisés que soi. Mais quelle est la nature de ce malaise en tant que résident? 


Cette irritation-lassitude signifie quoi?


Irrévérences : 


Viennent bouffer notre riz. 

Viennent boire notre saké. 

Viennent baiser nos filles. 

Viennent apprendre la langue pour lire Murakami dans la traduction. 

S’imaginent ouvrir une boulangerie après une carrière dans la finance jusqu’à 44 ans et cinq mois. 

Ouvrent une boulangerie à Kagurazaka. 

Vont faire leurs courses à Picard. 

Viennent semer les métastases mimétistes globales là où il n’y a pas de conflits armés. 


L s’est laissé prendre dans le grand jeu. On n’a pas pu parler.


####Pour une écriture de la logistique et du conteneur embarqué


Du monorail, vue au loin sur les grues de transbordement grands échassiers. Noeuds du réseau de toute la logistique mondiale du commerce globalisé, en ligne directe avec Suez. 


On voit tout sauf, des caisses, des objets, du personnel à la trime. On ne voit rien donc, sauf à lire le paysage, individualiser les objets, entrepôts, aires de chargement/déchargement des camions, les Limousine Bus comme des jouets bien rangés sur un immeuble en hauteur, plus loin le hangard des aéronefs des gardes côtes. L’hippodrome, aussi un noeud logistique, la vue brève d’un pur sang robe tek conduit par un jeune palefrenier. 


Il faut imaginer ce qui se passe dans ces entrepôts, dans ces box de purs sangs, les logements précaires du staff. Bottes de foin sur le pas de porte.


Manquent tous les savoirs associés à la logistique. Sauf à s’y atteler.


Dans la présentation de The Italian Renaissance of Machines de Paolo Galluzzi, on lit ceci : 


“Galluzzi traces the emergence of a new and important historical figure: the artist-engineer. In the medieval world, innovators remained anonymous. By the height of the fifteenth century, artist-engineers like Leonardo da Vinci were sought after by powerful patrons, generously remunerated, and exhibited in royal and noble courts. In an age that witnessed continuous wars, the robust expansion of trade and industry, and intense urbanization, these practitioners―with their multiple skills refined in the laboratory that was the Renaissance workshop―became catalysts for change. Renaissance masters were not only astoundingly creative but also championed a new concept of learning, characterized by observation, technical know-how, growing mathematical competence, and prowess at the draftsman’s table.”


Devenir littérateur-amateur-dépassionné de la narration logistique, pour mieux appréhender les espaces du quotidien.


C’est autour de ce territoire après des zones végétalisées - parc marin d’Ota - qu’il est impossible, sans doute à tords d’imaginer être fréquentés - que le convoi glisse presque sur l’eau.  


Heureusement, le surlendemain, il a plu. T nous fait visiter sa nouvelle villa palace espérant des remarques, des critiques, des mises en garde, qu’il reçoit avec affabilité. Le luxe m’ennuie, sauf à y faire la sieste. A deux pas se trouve une terrasse pour le peuple d’un charme fou. 


Et puis au retour, il propose à la dernière minute de nous faire voir le temple de l’autre côté de la rivière en aplomb. Il me dit que le fils du bonze a pris la relève et qu’il est disposé à ouvrir les bâtiments aux visiteurs, diffuser la bonne parole bouddhiste, contrairement à son père dont la réputation d’acariåtre est ancienne. Ils sont bouches bées. Moi aussi, depuis quarante ans, bouche bée, à chaque fois. Une seule visiteuse qui s’éloigne nous salue au passage. Sinon c’est aucun son. Il bruine. Il fait froid. Les deux arbres de 800 ans, un couple mâle et femelle, se tiennent irrévocablement par une multitude de branches noueuses. Se côtoyer crée des liens.


On sait. A Nippori, il faut prendre la sortie sud, traverser le pont vers le flanc du territoire surrélevé, passer la pente Tennoji, pénétrer dans l’enceinte du temple Tennoji qui mérite l’arrêt, traverser le cimetière. Depuis la dernière fois qui remonte sans doute  d’avant le virus, les métastases de la mignardise commerciale et de consommation hédoniste instagram-ready ont augmenté. Le mix Muji-Swedish-Design-Beige un brin bucolique vue la végétation entre les tombes permet de faire croire à tout, donc à n’importe quoi. Le stade suivant une fois que tous les fleuristes seront en mode mix coffeeshop sera de boire un latté dans une boutique de pierres tombales. Et pourquoi pas une longue tablée conviviale dans les allées comme si dans un vignoble? En automne, c’est parfait.


Yanaka Ginza me fait encore plus penser à une rue marchande de la Costa Brava. Manquent les bouées gonflées en exposition sur les devantures. Pour les locaux, il reste un marchand de légumes de second choix, une poissonnerie et un étal de croquettes qu’on ne prend pas en photo c’est interdit. Pourtant, les rues excentrées ont toujours - malgré la croissance irrésistible des maisons Lego individuelles - cet air de Kyoto décentré.