Accéder au contenu principal

3.10



K, la maman de C a le corps plié de ses 93 ans. Elle n’a plus la force mais toujours la tête claire comme on se plait ici à répéter la même chose infantilisante même auprès d’une personne qui a justement la tête claire.  C’est une manière de gérer le malaise de la pleine vue de fin de vie. Mais quoi faire d’autre et autrement? Ce soir, elle nous raconte encore mais sans radoter pour autant le 3.10, le 10 mars 1945, le grand bombardement de Tokyo vu à distance, à Fussa bien à l’ouest, quand une adulte de la famille a ouvert la fenêtre pour permettre aux enfants de voir dans la nuit noire le rougeoiement du ciel à l’est. Un vent glacial de mars pénètre comme un assaillant dans la pièce. Rougeoiement beau, car comment attribuer un rougeoiement à distance sans aucune explication des adultes à un massacre en cours? Et puis, qu’est-ce qu’un massacre d’abord? Le lendemain, à la place du rougeoiement, c’était une vaste masse de fumée grisâtre que l’on pouvait voir s’éloigner lentement plus à l’est encore, vers Chiba et le Pacifique sans doute. Elle se met à chanter des chansons militaires, celles que l’on apprenait à l’école sans en comprendre le moindre mot, mais qui plaisaient de par leur entrain. Plusieurs lui reviennent presque parfaitement en mémoire. C’est la première fois qu’elle chantonne. Elle s’excuse de se remémorer à haute voix ces “bêtises”, puis reprend une chanson parsemée de commentaires :

- personne ne savait ce qu’étaient les puissances de l’Axe, 

- il y avait suffisamment à manger à Fussa et dans la campagne environnante, contrairement à Tokyo, 

- après la guerre, ces chansons reprises dans les beuveries entre hommes faisaient invariablement pleurer tout le monde, 

- elle est certainement maintenant une des rares personnes à connaître encore ces chansons, 

- le souvenir pas malheureux de la guerre lui entretient plus la mémoire que tout le reste, avec celui de ses deux fils disparus trop tôt.


La veille, on a éviter sans aucun effort de ne jamais mentionner un conflit en cours. Il y a la gastronomie pour cela, merveilleux sujet écran de fumée. Au pays, ils ont du tofu, mais étrangement pas d’aburaagué. Le véganisme aide beaucoup dans cette diffusion de choses très lointaines devenues familières et pour certains obsessives. Il est peu versé dans les uméboshis mais se rattrape en énonçant d’autres mets. Il veut absolument se rattraper. Il ne connait pas les sembeïs, ce qui le désole, un peu comme si pris en flagrant délit de méconnaissance déplacée. Il n’apprécie pas le hojicha mais aime le genmaïcha. Il reconnaît la plupart des petites assiettes qui arrivent à table alors qu’il ne les a jamais encore goûtées. Dans l’empire de l’image, l’expérience est la confirmation ultime qui vient conclure ce que l’on soupçonnait déjà, le carrefour de Shibuya, qu’ils jugent maintenant, expérience in situ à l‘appui,  n’être qu’une version très inférieure de Time Square, le yuba en remplacement d’une peau de pâte de farine qui rend les shumaïs extras. La gastronomie permet tous les évitements avec courtoisie, comme le blackout du 2.7 et ce qui suit.

####



La dame offre un service élaboré tandis que monsieur qui cuisine n’apparaît qu’un bref moment. Il s’agit d’abord de choisir ses baguettes sécables glissées dans un fuseau rectangulaire de papier protégeant les extrémités, papiers aux motifs saisonniers du moment. Ensuite, elle vient avec un plateau remplis de reposes-baguettes originaux, quelques chats en terre cuite émaillée s’étirant sourire aux lèvres au milieu du plateau en guise de décorations. Les reposes-baguettes figurent chacun un minuscule trou d’eau où est enfoncée une floraison miniature du moment. Elle se désole que cette année encore, le temps fait que les floraisons d’avril et mai se sont précipitées les unes sur les autres. La porte coulissante du restaurant est grande ouverte sur le bruit soutenu de la route où la circulation est particulièrement sonore un dimanche comme il fait beau et que l’axe routier est le seul du territoire qui permet d’aller après une très longue succession de virages jusqu’à plus haut en montagne ou vers Sagami. Elle s’inquiète de ce que quelqu’un a mal noté le restaurant, se plaignant du bruit. Elle s’inquiète sans le dire explicitement que nous pourrions aussi être incommodés et le faire savoir au bureau étoilé des plaintes et avis de satisfaction. Le repas est extrêmement léger, sashimi, chou fermenté, pousses de bambous cuites, riz et une soupe claire. Une heure après, j’ai faim.  

####

K voudrait que ses amies soient parfaites, parfaitement compétentes. Elle demande l’impossible. Je prédis le retour de bâton quand la nécessité de compassion viendra.