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Rupture


La cantine à Waseda a introduit un nombre de changements, de nouveaux protocoles. Note à la lectrice : je ne suis pas enseignant. Les horaires sont réduits et nombres de plats qui étaient servis sur de la vaisselle plastique réutilisable sont maintenant chargés dans des barquettes jetables. Le curry industriel a en conséquence encore plus ce goût inqualifiable d’industriel, ces agents de densification en bouche. C’est à n’en pas douter la conséquence du stress de pénurie de personnel. A l’étage, la cafétéria a remplacé l’American Coffee par du Coffee, ce qui n’est pas un mal, quand bien même il s’agit du même liquide. 


Introduction de nouveaux protocoles d’usages des lieux donc impliquant un nouvel effort d’apprentissage, qui n’en est pas. On n’apprend rien. On ne fait que s’adapter. Il ne s’agit pas d’acquérir de nouvelles connaissances mais de se repérer à nouveau, scanner du regard les instructions, redéterminer le positionnement dans l’espace des éléments clés sur lesquels agir comme ceux-ci ont changé de position ou d’aspect ou de rôles - la poubelle pour les baguettes jetables, celle pour les objets en papier ou assimilés, etc. Il s’agit à chaque fois de réagencer la perspective pour faire face à des changements que l’on découvre sur le tas, au sujet desquels il n’y a eu aucune consultation. On se croit maîtrisant la situation, ce qui est un leurre. On est maîtrisés, obéissants.


La pelouse dans le jardin devant le bâtiment reverdit, la nonchalence des promeneurs, celles et ceux assis sur l’herbe. Tout ceci aujourd’hui a encore un air de feuilleton : Le prisonnier.


####Dion


Lu sans doute pour la première fois le court Goodbye to All That de Joan Dion. Peut-on séparer Dion jeune visage mutique - un quelque chose de Twiggy - faite pour apparaître en double page de magazine de cette écriture elle aussi mutique? Elle définit la texture de la ville de New York telle que débarquée jeune et géographiquement instable avec un capital financier peu élevé mais qui la plaçait dans une situation confortable, avec la possibilité de pouvoir écrire et être publiée très tôt. Il n’y avait que peu de concurrence à l’époque, et moins de médias.


####Tokyo Berlin


A Almond Coffee encore une fois, clone de clone de café d’hostel près du grand passage à niveau adjacent à la station Yoyogi-Koen, passage à niveau qui m’effraie à chaque fois et que j’évite en passant par le niveau surélevé au dessus de la rue et des voies. Dans la ruelle, des femmes d’expats blanches passent habillées en mode mode, premier niveau d’hors-solisme. Mais qu’est-ce qu’être local? 


Mais avant cela on se fait un soba de quartier - qui, découvert ultérieurement, n’apparaît pas sur Google Maps à moins de faire une recherche avec le mot soba -  intérieur d’époque et nouilles industrielles trop cuites. Je choisis un tenzaru jiru “à l’ancienne”.  Au café, le voisin teeshirt-bermuda-casque-sur-la-tête absorbé par son sandwich et je suppose une série vidéo du moment sur l’écran où des personnages essentiellement blonds posent dans un intérieur spacieux qui ressemble à s’y méprendre à un intérieur de showroom qu’il est probablement. C’est le hors-solisme de niveau 2. Sur le sofa opposé, la voisine a un visage martelé de divers objets en métal insérés sur les lèvres, la joue, et je n’ose regarder plus. Tokyo permet cela, annexe de Berlin illusoire, de ne pas être regardé de face, de ne pas être jugée vocalement. Ça passera certes, mais qu’est-ce que cela va donner, en termes d’écriture, après Goodbye to All That? Ceci est le sujet qui m’intéresse, avec la géographie de familiarité.


####Politique


Et bien cela commence mal, le récent Contre la politique à La Fabrique. Juste pour dire que le premier texte de Nathalie Quintane m’est … abscons. Je ne mettrai pas ce ressenti sur la fatigue, non. Je ne comprends essentiellement pas de quoi elle parle. Ce qui est embêtant. Ça n’a jamais été le moment de troquer la clarté contre … l’étourdissement via la lecture. La qualité du papier de l’ouvrage a baissé.


####Géographie de la familiarité


Je t’explique, je m’explique par exemple, et cela ne date pas de la veille. Ayant eu vent de l’hostel Yasi à Lyon à l’est de La Part Dieu, ayant vu et lu tout ce qu’il y a à voir et lire sur Google Maps au sujet de ce lieu, ayant exploré comme Magellan sur la carte les alentours, ayant trouvé et t’ayant mentionné parce que je sais que cela t’intéresse au plus haut point, un restaurant coréen proche au sud de l’hostel - autant pour l’avenir des bouchons - et ayant répété ces observations songeuses et rêveuses et entrecroisées avec d’autre destinations et évocations sur la carte, est née ainsi une familiarité pour un lieu jamais visité. Et c’est cela qui m’intrigue, cette familiarité virtuelle nourrie d’une foultitude de détails où la carte est centrale. Je n’est pas seulement un autre. L’autre est ailleurs que je, dans le même instant, l’un physique, tangible, l’autre pensé. L’ailleurs est en permanence mobilisable ici et là. Une modernité de l’ailleurs mis à jour est là, flagrante. Elle est un moteur et un motif au centre des possibles de l’écriture hors sol. I think. 


####Où lire Dissoudre de Pierre Douillard-Lefèvre à Tokyo



A la terrasse du cinquième étage de la bibliothèque Yuinomori, parce que le bruit de fond de la ville mollement rythmé par le passage du tramway rend l’atmosphère particulièrement porteuse à la lecture concentrée.



On envisagera aussi d’autres lieux, ces squares toujours vides quand j’y passe mais pas fantomatiques pour autant, où des masses de pétales de cerisiers couvrent encore le sol. 



####Rupture : Il n’y a pas de pauvres à Tokyo!


On n’aura rien vu de tout cela. Tu sais, la tension, la drogue, les SDF, les mendiants, les colorés, les échanges brefs et toniques sur le ton de “ça va?” c’est un ordre parce que tu n’as pas le choix que d’aller ou te taire. Parfois les altercations. Toujours l’humour toujours l’ironie toujours le bon mot qui sent l’algorithme. Même l’ironie, on n’en a pas vu, mais bon de la langue qu’est-ce qu’on a compris. Ils sont civilisés eux, avec qui on n’a eu pour échange que des relations marchandes, au mieux. On a aimé Tokyo, ce supermarché stressless comme on dirait topless. On a bien aimé. Tout a été entertaining, consumérentertaining. On n’a pas oublié les ados au pays qui ont piaffé et pesté jaloux qu’on ne les amène pas, que d’ailleurs ils n’auraient pas voulu être amenés, sauf si en bande d’ados. On a fait leurs quartiers en direct, on a vu leur carrefour, on a manqué le clébard, on a fait les teeshirteries et les Don Quichoteries. On n’a pas oublié les Kitkat sinon ça aurait fait un scandale. On a un peu trop dépensé mais bon c’est dingue ce que c’est abordable sauf le billet d’avion mais bon l’un équilibre l’autre. Non, on a bien aimé. Si, on a bien aimé, que nous on est mobile et qu’eux sont hyperstatiques, et alors pas de vacances depuis 40 ans à faire du café six jours sur sept, mais c’est comme ça partout, il faut des immobiles pour contenter les mobiles. On a de la chance d’être mobiles. Non, on a bien aimé si on a bien aimé. Y a pas de pauvres vraiment. Ou alors on les a pas vus.