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Retour à Kichijoji


Photo pas de l’auteur, empruntée de Google Maps.

Pour un temps long, M ne m’a pas reconnu. J’ai par contre été surpris de son vieillissement. Combien de temps s’est-il ainsi écoulé? La réponse allait poindre bien plus tard dans la journée. Sur le parcours familier mais à distance dans le temps, j’avais remarqué l’absence du marchand de fruits et légumes où j’escomptais trouver du gingembre. Plus de marchand désormais impossible à localiser ne serait-ce que par une trace. Voilà une conséquence radicale de l’absence de numérotation des immeubles à usage de repérage dans le milieu urbain. Le marchand était peut-être devenu ce bar sentant le neuf, ou peut-être cette boutique bar d’un côté, anoraks de l’autre. Bar-anorak, bal-anorak. Boire un coup, avoir chaud, tomber la veste.


Comme j’en faisais la remarque à M qui maintenant me situait mieux, elle me dit avec emphase que le marchand, plus précisemment la marchande, avait fermé depuis bien des années! Quand la marchande ferme, qu’advient-il de la marchande qui était âgée? 


C’est donc plus tard dans la journée que je retrouvais trace du lieu, une photo sur Google Maps datant de 6 ans, deux uniques commentaires dont le dernier se lamentant de la disparition, commentaires datant d’il y a deux ans. 


_Permanetly close_ se conjugue avec un effacement de la plupart des photos postées antérieurement, tout comme les commentaires associés. Créer un cénotaphe cartographique numérique consiste donc à y inscrire un coeur. Mais il faut s’y prendre avant la disparition. Le coeur, signe de vie, devient ainsi un cénotaphe à venir. J’avais heureusement marqué le lieu d’un signe neutre, pour mémoire, que je m’empressais de remplacer par un coeur commémoratif pour en conserver la trace. 


Je concluais avec surprise que je n’avais donc pas mis les pieds à Kichijoji depuis deux ans maintenant. 


Pourtant la familiarité du territoire s’est trouvée confirmée par cette sorte de pilote automatique qui fonctionne encore parfaitement, sauf brièvement dans Sun Road où j’hésitais soudain à situer le marchand de produits secs. 


La fonction pilote automatique est la conséquence par agrégation d’avoir visité ce quartier certainement une centaine de fois. Ça s’accumule aux jambes et dans la tête, tout un tas de signes qui ne sont pas de l’ordre des enseignes changeante mais bien de quelque chose qui reste solide dans l’air et le tracé des rues, surtout celles en coursive. 


Je passe au présent ici, le présent de la nouveauté parce que quelque chose de nouveau au niveau du ressenti se trama soudain qui n’était pas désagréable. Cet arrêt sur image indécis quant au positionnement du marchand de produits secs se déclenche entre la Shoe Plazza, énorme espace marchand, et ce qui est maintenant une boutique d’accessoires de mode à partir de 300 yens. Comment font-ils pour payer le loyer? Ne s’agit-il pas plutôt d’un montage financier dont le commerce est accessoire?


C’est merveilleux quand ça revient, le sens de la direction, comme la serrure qui après avoir résisté aux essais répétés se plie soudain sans sans broncher, sans plus de résistance et et d’accroche à la torsion du poignet, une torsion maintenant harmonieuse, coulée. L’embrassement mémoriel de la géographie du lieu, sans le moindre aide d’un écran, respire la liberté, le sens de la maîtrise. Je ne sais pas quel est le qualificatif associé à Kichijoji hormis cette histoire ancienne montée de toute pièce par un agent immobilier, devenu une mantra de perroquet qui affirme qu’il s’agit du quartier qui vient en tête dans les réponses à la question : où souhaiteriez-vous habiter à Tokyo. S qui habitait à Kichijoji, dans son coeur même, m’avait permis de me familiariser comme nulle part ailleurs dans la ville avec un territoire. Quand à destination vous avez la possibilité de prendre un ascenseur ou gravir un escalier pour frapper à une porte d’un appartement de connaissance, c’est tout le quartier qui atteint un degré de familiarité incomparable avec tous les quartiers lambda même si appréciés où le rapport se déroule généralement au niveau de la rue, accessoirement, mais pour des raisons de consommation, en étage ou en sous-sol. A Kichijoji, j’allais chez quelqu’un et aussi dans les rues que nous parcourions ensemble, au point que le privé d’un chez soi et le public de la rue se confondaient. C’est aussi pourquoi Kichiji reste un territoire de mobilité, de promenade sans autre but que d’y être, quartier au sujet duquel je ne pourrais mentionner aucun café familier. Peut-être que le café bar jazz Sometimes qui perdure aurait pu devenir un lieu indispensable s’il avait été fréquenté de manière assidue. Mais il est maintenant trop tard pour commencer cela.


Oui, quelque chose de nouveau dans le ressenti, quelque chose de l’ordre d’une évolution tactile de la familiarité d’un territoire autrefois hyper-fréquenté, certainement aussi du à une acuité bien plus contemporaine de ce qu’est l’hyperfréquentation stratégique à but d’ancrage en ville.


Il me faut constater qu’il y a moins de changements de texture urbaine somme toute dans ce coin précis de Kichijoji, autour de Sun Road, que dans la partie occidentale de Tokyu où se situe le générique des cafés contemporains et boulangeries vues ailleurs, dont à Kyoto. A l’opposé, il y a encore pas mal de points d’ancrage autour de Sun Road, dans les coulisses plutôt que sur l’artère centrale. Le cimetière, sa position en plein dans le territoire marchand et vivant, est la signature territoriale essentielle de Kichijoji nord. Il ne faut absolument pas le perdre de vue ce cimetière, cet anachronisme heureux d’un lieu de morts en plein dans un territoire de vie, de mobilité forte. C’est ce couple qui perdure, et soi dans le flux.


Aujourd’hui, il me semble possible et souhaitable de porter sur les quartiers un regard largement dénué de sentimentalité, d’affects, de cette nostalgie sans lendemain. La nostalgie ne vaut qu’avec l’aujourd’hui ressenti en parallèle, et cette perspective, loin de réenchanter le lieu - expression dévoyée - la réenclenche dans son présent des possibles à soi, ceux qui sont les plus importants, qui se traduisent d’abord et par exemple par une prise de pouvoir des étiquettes, un refus de prendre pour argent comptant le nomenclature attributive des lieux, la plus belle avenue du monde, ou comme dans le livre Tokyo Crush, les pages gratuites bien suffisantes à lire en ligne, Koenji automatiquement affublé de l’impensé “quartier bohème”. Bohème toi-même. Ce n7est pas cela, et bien plus que cela.


Le réenchantement, c’est pour les histoires avant de dormir. Le réenclenchement, c’est la vie maintenant avec un sens du changement. Il m’est ainsi possible d’aller au magasin de produits secs qui n’a pas changé depuis au moins 40 ans, et qui n’avait sans doute pas changé avant déjà depuis quelques dizaines d’années précédentes, et dont le non-changement dans la continuité du temps qui a passé constitue sa vitalité même - comme Dream Coffee à Ikébukuro affublé en mode automatique pavlovien de l’étiquette good old time Showa - foutaises encore. 


Il est possible donc d’inscrire cette visite à but consommatrice du marchand de produits secs dans la dynamique de son quotidien singulier banalisé à dessein, d’y demander s’il y a - bien sûr que oui - des nori coupés fin; demander où se trouve le katsuobushi dans les présentoirs recouverts de bâches quand le soleil pointe, se voir proposer deux gros sachets dont la différence de prix assez minime ne fait l’objet d’aucune explication. A moins de la demander. De payer - vous avez besoin d’un sac? Non ça ira - machinalement comme un riverain, d’en oublier de scanner du regard long tous les autres produits pour une mise à jour de sa mémoire vive au sujet de ces victuailles là, et de passer au marchand de légumes de second choix situé au bout de Sun Road - pour y trouver dans un coin des perles d’aubergines miniatures à un prix anti-inflationiste. 


Oui, la satisfaction si pas le bonheur du moment d’être là, c’est faire le riverain, se prendre pour un riverain, se faire croire avec lucidité qu’on est du coin. Cela s’acquiert donc par l’usage des lieux. 


Ainsi banalisée avec acuité et de manière intentionnelle, cette partie de Kichijoji se retrouve rafraîchie comme le visage que l’on passe à l’eau froide le matin pour redémarrer. Oui, c’est une démarche urbaine de redémarrage lucide dont il s’agit, et cela concocté-pensé ainsi fait du bien. Cela aussi, et c’est important, n’a rien à voir avec le diktat du retour à la normale post-covid. Il n’y a pas plus de normalité que de marchand de fruits et légumes. Pour ce qui est du paysage marchand, si la transformation rapide est la mort, alors le pourtour juste au sud du cimetière est la vie.


Pour mémoire, la lecture en cours de ce livre, Migration, Urbanity and Cosmopolitanism in a Globalized World (IMISCOE Research Series) a un effet ultra-sensible sur ce discours ici présent. On peut se procurer gratuitement en ligne les livres numérisés. Un truc dingue. Une lecture pour confirmer et réactualiser son ressenti en tâtonnement depuis ces dernières années pré et post-virus.